Soignez votre vie intérieure

Classé dans : Être bien dans sa tête | 1

 

La vie nous est donnée, mais elle ne vient pas avec un manuel d’emploi. Il nous faut donc apprendre à vivre ; à mener une vie bonne, heureuse, en harmonie avec soi-même et avec les autres. Mais qui peut le mieux nous aider à y arriver ?

 

La socio-culture ? Depuis des siècles déjà, nous avons privilégié l’extériorité sur l’intériorité. L’occidental moderne est devenu un pur extraverti, au sens où il se préoccupe bien davantage des choses extérieures, matérielles, que de son propre univers intérieur. La transformation du monde est devenue son principal objectif. Il s’est entièrement projeté hors de lui-même pour conquérir la matière et la modeler à sa guise. Dans sa vie personnelle, il privilégie aussi ce qui a rapport à l’extérieur : l’accroissement de son confort matériel, sa réussite sociale, son apparence physique. Ne supportant plus de se retrouver seul avec lui-même, l’homme moderne est un angoissé qui se fuit perpétuellement dans l’agitation, la relation, la distraction. Incapable de vivre sereinement dans l’instant présent, il se projette perpétuellement dans le futur (qui l’angoisse en même temps) et devient esclave des nouveaux moyens de communication qui l’extraient de lui-même en permanence. Cette fuite hors de soi, cette peur de se retrouver seul avec soi-même et ce constant besoin d’être “ connecté ” à l’extérieur ne sont pas sans conséquence pour la psyché humaine. Bien que la méditation puisse aider à remédier à ce grave déséquilibre, c’est toute notre manière de vivre qu’il convient de rééquilibrer : réserver chaque jour un peu de temps pour soi, savoir décrocher de nos outils de communication, vivre davantage dans l’instant présent, redécouvrir les vertus du silence et de l’introspection, savourer l’évolution de nos états d’âme après avoir rencontré un ami, vu un film ou lu un livre qui nous ont émus, etc. Pour s’épanouir, l’être humain a autant besoin d’intériorité que d’extériorité, de méditation que d’action, de se connaître lui-même que d’aller à la rencontre des autres. Et plus son action est importante, plus sa projection dans le monde est forte, plus le corps et la matière occupent une place déterminante dans sa vie, plus il lui faut se recentrer, aller vers l’intériorité pour véritablement en assumer le poids et en maîtriser les conséquences.

 

Le système d’éducation ? Pas vraiment, puisque celui-ci se préoccupe de moins en moins de transmettre un savoir-être, au profit d’un savoir-faire. Il vise davantage à nous permettre de faire face aux défis extérieurs de l’existence qu’aux défis intérieurs : comment être en paix avec soi-même et avec les autres ? Comment réagir à la souffrance ? Comment nous connaître et résoudre nos propres contradictions ? Comment acquérir une vraie liberté intérieure ? Comment aimer ? Comment finalement accéder à un bonheur vrai et durable, qui relève sans doute davantage de la qualité de relation à soi-même et aux autres que de la réussite sociale et de l’acquisition de biens matériels ?

 

La religion alors ? Pendant des millénaires, elle a rempli ce rôle d’éducation de la vie intérieure. Force est de constater qu’elle le remplit de moins en moins. Non seulement parce qu’elle a, en Occident du moins, beaucoup moins d’influence sur les consciences, mais aussi parce qu’elle s’est rigidifiée. Elle offre le plus souvent du dogme, de la norme quand les individus sont en quête de sens. Elle édicte des crédos et des règles qui ne parlent plus qu’à une minorité de fidèles et elle ne parvient pas à renouveler son regard, son langage, ses méthodes pour toucher l’âme de nos contemporains qui continuent pourtant de s’interroger sur l’énigme de leur existence et sur la manière de mener une vie bonne.

 

Face à l’idéologie consumériste et la religion dogmatique, Frédéric Lenoir, philosophe, sociologue, chercheur et auteur, propose de se tourner vers la philosophie et les grands courants de sagesse de l’humanité.  Car les sages du monde entier nous ont légué des clefs permettant de nourrir et de développer notre vie intérieure : accepter la vie comme elle est, se connaître et apprendre à discerner, vivre dans “ l’ici et maintenant ”, se maîtriser, faire silence en soi, savoir choisir et pardonner… Ces clés de sagesse universelle n’ont rien perdu de leur pertinence. Elles nous aident toujours à vivre, car si notre monde a beaucoup changé, le cœur de l’être humain est toujours le même. Dans son Petit traité de vie intérieure ”, Frédéric Lenoir présente plusieurs clés de sagesse de l’humanité dont nous rapportons ici l’essentiel.

 

Dire “ Oui ” à la vie.

Nous sommes tous confrontés à un certain nombre de faits que nous n’avons pas choisis, que nous n’avons pas voulus et qui nous sont en quelque sorte imposés : notre lieu de naissance, notre famille, l’époque à laquelle nous vivons, notre corps, nos capacités, nos qualités, nos limites et nos handicaps. Il s’agit en quelque sorte le “ donné ” de la vie. Ce sont aussi les événements qui surviennent, qui nous touchent directement, mais sur lesquels nous n’avons pas de maîtrise et que nous ne pouvons pas contrôler. Ce sont les maladies, la vieillesse et la mort. C’est le “ sort ” de l’être humain. On peut le refuser et vouloir que les choses soient autrement. Ce refus est compréhensible et légitime. Et pourtant la sérénité, la paix intérieure, la joie ne peuvent nous échoir sans un acquiescement à l’être et une acceptation profonde de la vie, telle qu’elle nous est donnée, avec sa part d’inéluctable.

Ce “ oui ” à la vie ne signifie pas pour autant qu’il ne faille pas chercher à évoluer, à modifier ce qui peut l’être, à contourner des obstacles évitables. On peut quitter un pays qui nous oppresse, s’éloigner d’une famille mortifère, développer des qualités, transformer certains handicaps physiques ou blessures psychologiques pour en faire des atouts. Mais ces changements ne peuvent intervenir que sur ce qui est modifiable et ils ne nous seront profitables que si nous les opérons sans rejet violent du donné initial de notre vie. On peut ainsi intervenir sur son apparence physique, mais nul ne peut éviter à son corps de vieillir. On peut prendre de la distance avec ses parents et sa famille d’origine, mais il sera impossible de trouver la paix intérieure si cette distance repose sur un ressentiment permanent, sur un refus de ce qui a été. La sagesse commence par l’acceptation de l’inévitable et se poursuit par la juste transformation de ce qui peut l’être. Le seul fait d’acquiescer à la vie et à l’être procure un sentiment de gratitude qui est lui-même source de bonheur, qui permet de profiter pleinement du positif et de transformer le négatif autant que faire se peut.

Dire “ oui ” est une attitude intérieure qui nous ouvre au mouvement de la vie, à ses imprévus, ses inattendus et ses surprises. C’est une sorte de respiration qui nous permet d’accompagner intérieurement la fluidité de l’existence. Accepter les balancements des joies et des peines, des bonheurs et des malheurs, accepter la vie telle qu’elle est, avec ses contrastes et ses difficultés, son imprévisibilité. Bien des souffrances viennent de la négation de ce qui est ou de la résistance au changement.

 

Confiance et lâcher-prise.

La foi, que l’on pourrait qualifier de confiance, sans laquelle on ne peut pas avancer dans la vie, est l’une des dimensions les plus importantes de la vie intérieure.
La foi est
tout d’abord indispensable pour progresser par la confiance que nous faisons à d’autres individus qui en savent plus que nous (parents, éducateurs, scientifiques, sages), ensuite parce qu’elle nous aide à vivre et à nous développer en nous fiant au monde et à la vie. Nous sommes motivés pour progresser, pour apprendre, pour avancer, pour chercher, pour nous engager, pour créer, parce que nous croyons qu’il y a quelque vérité et quelque bonté dans le monde et dans la vie. Cette foi-confiance dans la vie se manifeste par une attitude que l’on retrouve sous divers noms dans les sagesses et les grands courants spirituels de l’humanité : l’abandon, la quiétude, le lâcher-prise. Sans aller jusqu’à la mystique de l’abandon de toute volonté, admettons qu’il nous est impossible d’exercer une maîtrise totale sur notre vie. En voulant à tout prix contrôler la part d’impondérable, nous nous condamnons à vivre dans l’angoisse. Nous ne pouvons pas non plus contrôler autrui : nous devons accepter qu’il nous échappe toujours y compris quand il s’agit de nos proches. Nous ne pouvons davantage contrôler totalement notre vie professionnelle soumise à tant d’aléas externes, ni nous obstiner à vivre dans l’illusion de stabilité et de sécurité.

Alors, faisons de notre mieux pour maîtriser ce qui peut l’être, à commencer par nos désirs et nos passions, mais armons-nous psychologiquement à accepter l’imprévu, à nous y adapter et à en tirer le meilleur. Développons également le “ lâcher-prise ”, cette attitude intérieure d’abandon au réel. Mais on ne peut véritablement lâcher prise que lorsque l’on a confiance en la vie. La première fois que nous sommes amenés à le faire, c’est toujours une épreuve : nous avons peur de l’inconnu, nous sommes angoissés. Et puis l’expérience positive du lâcher-prise (détente, joie, conscience que rien de grave ne nous est arrivé) augmente la confiance et nous aide à aller encore plus loin dans l’abandon.

 

Responsable de sa vie.

Lâcher prise et acquiescer à l’être ne signifient pas qu’il faut subir sa vie et se cantonner dans une attitude de complète passivité. Accepter le donné de la vie et accueillir les imprévus de l’existence nous incitent au contraire à nous impliquer totalement. Cette implication est un mélange subtil d’abandon et d’engagement, de passivité et d’action, de réceptivité et de prise d’initiatives. La vie demande un engagement. Si nous l’abordons sur la pointe des pieds, avec la crainte de nous y investir entièrement, pleinement, nous courons vers les échecs et nos bonheurs ne seront que tièdes. Une vie réussie est toujours le fruit d’un engagement, d’une véritable implication dans tous les domaines de l’existence.

Nous sommes responsables de notre vie. Il nous appartient de développer les capacités que nous avons reçues, de corriger un défaut, de réagir de manière appropriée aux événements qui surviennent, de nous lier aux autres ou de vivre repliés sur nous-mêmes. Bref, nous sommes en charge de notre bonheur et de notre malheur. Comme les notions de liberté et de responsabilité sont liées, ceux qui sont prêts à assumer les conséquences de la liberté ont conscience qu’ils sont véritablement responsables de leur vie. Ils n’exigent pas une sorte “ d’assurance tous risques ” contre les aléas de la vie. Ils assument les conséquences de leurs actes et savent que la meilleure réponse à un obstacle extérieure incontournable est une réponse intérieure : un lâcher-prise qui rend l’obstacle moins lourd parce que librement accepté. Mais aussi éventuellement susceptible d’être surmonté par une initiative personnelle appropriée.

De plus, lorsque nous faisons l’expérience intérieure profonde de cette responsabilité, nous réalisons que nous sommes concernés par les autres de deux manières différentes. D’abord, nous prenons conscience des conséquences que peuvent avoir nos actes sur nos proches. Être responsable de sa vie, c’est aussi mesurer l’importance de nos pensées, de nos paroles et de nos actions ; c’est rester éveillé, en alerte, c’est ne pas vivre dans l’inconscience. Si nous agissons mal, si nous nous trompons, reconnaissons-le et essayons autant que possible, de réparer cette erreur. Nous sommes concernés par les autres d’une manière plus large encore, car la conscience de la responsabilité individuelle conduit à la conscience de la responsabilité collective. On retrouve la notion de fraternité humaine dans de nombreux courants spirituels : elle est au cœur du bouddhiste et du christianisme. La fraternité humaine était déjà reconnue par les sages de l’Antiquité qui considéraient que sans un cœur qui compatit à autrui, on n’est pas humain. Bien sûr, aucun humain ne peut porter toute la souffrance du monde sur ses épaules, mais le fait d’être attentifs à ceux qui souffrent et que le destin met sur notre route, d’accomplir ce qu’on peut à notre niveau pour participer au recul de la souffrance et à l’avènement d’un monde meilleur ouvre notre cœur et ne cesse de l’agrandir. C’est finalement une des conditions fondamentales d’un bonheur vrai.
Et lorsque nous nous sentons responsables de notre existence, nous nous sentons aussi responsable de la vie, ce bien si précieux. Nous nous sentons aussi touchés par le sort de la terre et de tous les êtres vivants. Toute action en faveur de la vie, aussi minime soit-elle, est une manière de nous relier au monde et de signifier notre refus de la violence et de la destruction. Plus nous serons nombreux à agir ainsi, plus le monde aura des chances de changer.

 

Agir et non agir.

S’engager dans la vie signifie par définition agir. L’être humain a besoin d’agir sur le réel pour le façonner, le transformer et il en tire satisfaction. Travailler, agir sur le réel, est un élément indispensable à notre bien-être et, plus encore, à la croissance de notre être. La plupart des courants de spiritualité et de sagesse n’ont pas été ignorants de cette vérité qu’est l’épanouissement de l’esprit par le travail. Le besoin de travail, c’est-à-dire d’avoir une action sur le monde, revêt de multiples formes dont l’aboutissement ultime, est certainement la créativité. Chacun de nous à sa manière, peut l’employer à créer le beau à côté de l’utile et, ce faisant, connaîtra la joie du processus créateur.
Cependant, et quels que soient les bénéfices du travail et de la création, nous devons apprendre à éviter un écueil : celui de l’hyperactivité, qui est la démesure de l’action et, qui est tout aussi néfaste que l’inactivité. Dans notre monde où tout va très vite, nous sommes stimulés en permanence, nous voulons répondre à toutes les demandes, être performants partout : au travail, au foyer, dans la vie sociale. Or, de la même manière que l’équilibre entre veille et sommeil nous est vital, notre être intérieur a lui aussi, besoin de repos, de détente. Se reposer, ne signifie pas seulement dormir. Se reposer, c’est aussi flâner, regarder les arbres ou les vitrines, se livrer à une occupation inutile, futile, simple, légère, non programmée, sans but ni objectif précis, dans la gratuité du moment où nous nous relâchons entièrement, corps et esprit. Peu importent le rythme ou la modalité : l’essentiel est de savoir s’accorder des temps de répit, à notre époque où l’activité et le travail sont omniprésents. Nous craignons les moments de détente totale parce que nous les percevons comme un temps perdu. Apprenons au contraire à les percevoir comme du temps gagné. S’il importe de s’engager complètement dans la vie et d’être actif, cet engagement et cette action ne peuvent se réaliser de manière féconde et profitable que grâce à une mise à distance. C’est l’un des équilibres fondamentaux de la vie.

 

Silence et méditation.

Pour prendre de la distance vis-à-vis des événements nous avons besoin de solitude et de silence. Mais nous en avons souvent peur. Peur de nous retrouver seuls avec nous-mêmes, peur du silence intérieur auquel le silence extérieur ouvre la voie. Le vrai silence est celui que l’on trouve au fond de soi. Il ne consiste pas seulement à éteindre la radio ou la télévision, mais surtout à ne plus être prisonnier de nos pensées et de notre bruit intérieur, souvent encore plus parasitant que les sons provenant de l’extérieur. Vivre dans le silence ne sert pas à grand-chose si notre esprit est agité. De la même manière que notre corps réclame le repos, notre mental a lui aussi besoin de se calmer, de s’apaiser, d’échapper provisoirement aux tensions. Ce repos lui permet d’accéder à la contemplation. Tous les courants de sagesse ont mis en avant l’importance de la solitude et du silence intérieur pour accéder aux expériences de contemplation, au divin, à l’Absolu, à la réalisation de soi. Faire silence intérieurement n’est pas l’apanage des prophètes, ni des maîtres en spiritualité. Cette capacité nous est donnée à tous, elle est le fruit d’un apprentissage fort accessible à travers un exercice simple, universel, la méditation.

 

Connaissance et discernement.

Comment peut-on construire sa vie sans connaissance et sans discernement ? Nous sommes tout le temps appelés à distinguer, à différents niveaux, le bien du mal, le vrai du faux, le juste de l’injuste, le positif du négatif.  Nous disposons d’un discernement instinctif, même si, avec l’éducation et la socialisation, nous nous en méfions parfois, nous obstinant à suivre un chemin ou à fréquenter des individus dont notre “ premier instinct ” nous avait détournés. Certaines personnes, il est vrai, ont une intelligence instinctive particulièrement forte, mais cet instinct ne suffit pas à déployer l’être humain dans sa pleine humanité. Ce qui nous rend complets, c’est la raison, cette faculté de réfléchir, de croiser les données et d’agencer les connaissances, de les analyser sous plusieurs angles avant de prendre une décision. Cette capacité de discernement raisonnée, n’est pas innée mais acquis par l’expérience et par les connaissances. Apprendre à discerner est l’une des choses les plus importantes que nous ayons à faire dans notre vie et cela requiert un savoir, une conscience, une réflexion personnelle.

Cette quête de connaissance n’est pas primordiale pour survivre – il y a des personnes accrochées à des idées fausses, des préjugés, des a priori, qui assouvissent néanmoins correctement les besoins les plus sommaires de l’existence – , mais elle est indispensable pour celui qui veut mener une existence authentiquement humaine, qui cherche à s’élever au-dessus de la simple animalité, en quête du beau, du juste, du vrai, du bien. La recherche du savoir, l’aspiration à la connaissance, n’ont pour source que ce besoin irrésistible de sortir de l’état de non-liberté, pour s’approprier le monde par la représentation et la pensée. Le grand paradoxe de la connaissance philosophique c’est qu’il faut commencer par désapprendre. Il faut mettre en doute toutes nos certitudes acquises sans réflexion critique personnelle par le biais de l’éducation familiale, de la religion, de la société. Car si certaines vérités sont aussi transmises, des erreurs et des préjugés sont aussi véhiculés. Chaque époque, chaque pays, chaque culture, chaque famille transmet son lot de visions limitées ou erronées du réel. La reconnaissance de notre propre ignorance est donc le fondement même de la quête de la sagesse. Si la quête de la vérité rend libre, elle rend aussi solitaire. Elle défait les liens naturels et archaïques qui reposent souvent sur un consensus “ non-dit ” de valeurs et de croyances partagées. C’est cette lumière de la connaissance qui nous aide à discerner, à effectuer le choix juste en tenant compte de tout le spectre de la réalité, plutôt que nous laisser guider aveuglément par nos instincts, nos conditionnements, nos traditions. Il est évidemment plus facile de suivre sans réfléchir les croyances sociales ou religieuses dominantes que de se forger une conviction personnelle.

 

Connais-toi toi-même.

Le travail de discernement et de recherche de la vérité exige non seulement un apprentissage et une connaissance du monde, mais aussi une véritable connaissance de soi. La culture contemporaine a tendance à réduire les objectifs de la connaissance de soi aux thématiques du développement personnel : on apprend à se connaître pour maîtriser ses émotions, pour mieux gérer sa vie au quotidien. Cet objectif est certes excellent, mais aussi quelque peu réducteur. Il est important de comprendre qu’en apprenant à se connaître soi-même on accède à une perception plus universelle de la nature humaine. Cette exploration a pris un nouveau visage dans le monde de la littérature. Les chefs-d’œuvre de Balzac, de Stendhal, de Flaubert ou de Proust offrent des analyses extrêmement poussées de l’âme humaine. La littérature moderne permet d’apprendre à se connaître et à connaître l’homme à travers les personnages romanesques.
L’exploration de soi peut s’exercer à travers un travail pratique d’introspection rationnel pour lequel nous disposons de divers outils, des instruments qui nous aident à répondre à la grande question du “ qui suis-je ? ”, en passant par des interrogations existentielles plus concrètes : “ Quelles sont mes motivations ? ”, “ Pourquoi j’agis de telle manière ”, “ Pourquoi ai-je une répulsion pour telle ou telle catégorie d’individus ? ”. Tout au long de ce travail, il importe de ne pas perdre de vue que nous avons tous des attirances, des répulsions, des préjugés et des parts d’ombre. Ce travail exige de ce fait, beaucoup d’humilité, car nous allons découvrir toutes les misères et les potentialités de destruction qui résident en nous. Et aussi de réaliser que si vous jugez autrui, c’est vous-mêmes que vous jugez en premier, puisque vous abritez les tendances inavouées que vous êtes en train de juger. Si nous apprenons à nous connaître nous devenons plus compatissants et l’image idéalisée que nous avons de nous-mêmes va s’écrouler. Cela peut-être insupportable tant que l’on n’entre pas dans l’acceptation qui est l’indispensable premier pas vers la transformation. S’idéaliser soi-même, idéaliser son clan ou sa nation a pour conséquence de rejeter le mal sur l’extérieur, en l’occurrence les autres. C’est ainsi que se légitiment presque toutes les guerres.

Divers outils, philosophiques, psychologiques ou religieux, accessibles à tous, sont là pour nous aider à entamer l’analyse d’introspection, pour aller toujours plus loin dans le questionnement. D’autres nous permettent de développer la capacité de nous connaître et de nous accepter en passant par la conscience du corps en harmonie avec la conscience de l’esprit. Ils empruntent le chemin de l’expérience sensorielle et émotionnelle vécue sans jugement et sans a priori. Tout cela nous aide à faire sauter les verrous, les préjugés, l’égo qui nous barrent l’accès à la compréhension de ce que nous sommes vraiment. L’un des instruments cognitifs éclairant est le journal intime, récapitulation quotidienne, de préférence écrite, sinon mentale, des actes et des pensées de la journée. Il permet d’effectuer un examen de conscience et une mise en comparaison, semaine après semaine, des progrès effectués et des difficultés qui demeurent. Quelles que soient les méthodes utilisées, le travail introspectif peut bien entendu se faire seul, mais également avec l’aide d’un guide spirituel, d’un thérapeute ou d’un coach de vie.

 

L’acquisition des vertus.

Le développement de nos facultés de discernement, la constante recherche de la vérité et de la connaissance de soi, sont des “ tâches ” qui relèvent essentiellement de l’intelligence. En effet, ce sont, l’intelligence et la raison qui nous permettent de les mener à bien. La raison est nécessaire pour connaître et discerner, mais connaissance et discernement ne suffisent pas à édifier une vie bonne et juste. Parce que l’édification d’une “ vie bonne ”, au sens où l’entendaient les philosophes de l’Antiquité, implique aussi une mise en œuvre de la volonté qui permet l’acquisition des vertus morales. La vertu, selon Aristote, est l’exacte “ juste mesure ” entre les extrêmes qui sont nuisibles. La vertu est, en somme, le point d’équilibre qui nous permet de poser, par l’usage de notre volonté, des actes justes, loin de l’excès et de l’ascèse qui sont aussi nuisibles l’un que l’autre.
Quelles sont les différentes vertus que nous serions appelés à mettre en œuvre ? Pythagore formait ses étudiants à ces qualités supposées constituer l’honnête homme grec : l’austérité, le courage, la modération, la maîtrise de soi. Aristote affinera le descriptif de ces vertus et en retiendra quatre : la prudence, la tempérance, le courage et la justice. C’est ce qu’on appellera ensuite les vertus cardinales. Pour Aristote, il est évident qu’aucune des vertus morales n’est engendrée en nous naturellement. Elles s’acquièrent et se cultivent au cours de l’existence, mais elles nous sont indispensables puisque le bonheur, affirme-t-il n’est autre “ qu’une activité de l’âme conforme à la vertu ”. L’association entre vertu et bonheur n’est pas propre à Aristote. Au début du 1ier siècle, le Latin Sénèque affirme que la joie réside “ dans la conscience tournée vers le bien, dans les intentions qui n’ont d’autres objets que la vertu, les actions droites régies par la tempérance ”. En orient, le Bouddha insiste aussi sur l’importance du développement des vertus. Bref, les traditions philosophiques et spirituels, mais aussi l’expérience individuelle, montrent que les vertus sont comme une graine enfouie dans la terre et qui a besoin d’eau, de soleil et de soins, sinon elle ne donnera jamais une plante ni, a fortiori, un arbre et des fruits.
Le point de départ, qui paraît couler de source, mais qu’il convient de rappeler, c’est que pour devenir vertueux il faut d’abord en avoir le désir. Et c’est en pratiquant la vertu que celle-ci va prendre racine et devenir un habitus, c’est-à-dire une qualité stable. Aristote l’exprime fort bien : “ C’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés et les actions courageuses que nous devenons courageux ”. Autrement dit, le discernement est certes important, mais il ne suffit pas : aller plus loin implique l’exercice de la volonté et la pratique. Tout comme faire silence en soi est le fruit d’un entrainement, nous ne pourrons pas devenir vertueux, pour ainsi dire, dès les premiers pas. Il faut avoir l’humilité d’accepter que certaines tentatives soient suivies d’erreurs et il faut surtout persévérer, car le chemin de la vertu est comme une pente glissante : si l’on abandonne tout effort, on régresse. Ne perdons pas non plus de vue que le vice est le jumeau de la vertu ; comme elle, il s’acquiert et se parfait par la pratique, puis il s’installe durablement.

 

Devenir libre.

Aujourd’hui, nous avons en Occident une chance extraordinaire, celle de pouvoir effectuer nos propres choix d’existence. Nous pouvons décider de notre métier et de notre lieu de vie, choisir notre conjoint, assumer le fait de fonder une famille ou de ne pas avoir d’enfants. De la même manière, nous avons le droit d’adhérer librement, en conscience, aux valeurs qui nous semblent les plus justes pour guider notre vie. Cependant, aussi importante soit-elle, la liberté de choix et de conscience ne suffit pas à elle seule, à nous rendre pleinement libres. Il existe en effet une autre forme d’aliénation : l’esclavage intérieur. Il s’agit de notre soumission, notre abdication devant nos passions, nos désirs conscients ou inconscients, devant nos liens intérieurs refoulés. Cette aliénation nous rend prisonniers de nous-mêmes. Nous sommes tous conditionnés par des préjugés, des besoins, des désirs ou des aversions parfois si violents qu’ils envahissent notre espace de liberté. Nous avons tous, à des degrés divers, des mauvaises habitudes dont nous sommes devenus les esclaves, nous empêchant d’être entièrement nous-mêmes et d’établir une relation fluide avec les autres. La notion de liberté intérieure est au cœur des enseignements du Bouddha, de Socrate et de Jésus. Ils s’accordent pour affirmer que l’homme ne naît pas libre, mais qu’il le devient en sortant de l’ignorance, en apprenant à discerner le vrai du faux, le bien du mal, le juste de l’injuste ; en apprenant à se connaître, à se maîtriser, à agir avec sagesse et compassion.

Avec la question de liberté se pose celle du choix. Nous vivons en effet dans des sociétés qui nous offrent quantité de possibles. Or paradoxalement, cette grande liberté de choix peut-être perverse et oppressante : l’incapacité de choisir aliène la liberté et l’excès de choix écrase l’individu. L’abondance des possibles peut recéler un autre danger : celui d’être écrasé par la difficulté de choisir et de s’enfermer dans la dépression. Si la névrose, c’est-à-dire le conflit psychique entre nos désirs et les interdits moraux, était la pathologie dominante des sociétés occidentales à l’époque de Freud, il en va tout autrement depuis la libération des mœurs. L’individu ne souffre plus aujourd’hui de trop d’interdits, mais de trop de possibles, d’une injonction de performance et d’autonomie trop lourde. Aujourd’hui, cela engendre une forme de dépression qui touche de plus en plus d’adolescents et de jeunes adultes et qui constitue l’un des symptômes de l’incapacité à se réaliser, à être soi-même.

 

Amour de soi et guérison intérieure.

La connaissance de soi comme voie d’accès à la vérité et au bonheur est une voie incontournable, dans la mesure où elle est la vraie garantie de notre liberté intérieure. Toutefois, bien qu’elle soit indispensable, cette voie n’est pas suffisante pour nous rendre heureux et pleinement humains. Un autre élément doit également intervenir, une dimension qui est tout aussi fondamentale que l’intelligence tournée vers la connaissance et la vérité : l’amour. Le fait d’aimer et d’être aimé, d’entrer en relation affective avec les autres. En effet, de la même manière que nous étouffons si nous ne sommes pas libres, nous nous desséchons si nous ne sommes pas reliés affectivement. Liberté et amour, sont les deux grandes conditions de réalisation de soi et de l’épanouissement de chacun d’entre nous. Quand nous entendons le mot “ amour ” nous pensons immédiatement à autrui : on aime ses enfants, ses parents, ses amis, son conjoint. Nous avons été façonnés en ce sens par des siècles, voire des millénaires de traditions spirituelles et philosophiques qui ont mis en avant les thèmes du don de soi, de la charité, de la compassion, de la main tendue vers l’autre. Nous en sommes arrivés à occulter une dimension essentielle qui est le fondement même de l’amour : l’amour de soi. Pourtant cette notion est loin d’être absente de notre patrimoine culturel. Ainsi, après avoir analysé les différents types d’amitié, leurs fondements et leurs bienfaits, Aristote affirme que le meilleur ami est celui qui nous souhaite du bien de manière complètement désintéressée, uniquement par amour, des caractéristiques qui se rencontrent à leur plus haut degré dans la relation du sujet avec lui-même. D’où sa conclusion : “ L’homme vertueux a le devoir de s’aimer lui-même ”, ce qui ne signifie en aucun cas un encouragement à l’égoïsme mais au contraire, le point de départ d’une réelle ouverture aux autres. Cette réflexion n’est pas uniquement cantonnée à la philosophie. L’amour de soi, en tant que fondement de la relation à l’autre, est aussi une exigence biblique : “ Tu aimeras ton prochain comme toi-même ”, ordonne le Dieu de Moïse, une injonction qui sera reprise dans les mêmes termes par Jésus. Il y a deux dimensions relationnelles à cette injonction : aimer son prochain de la même manière dont on s’aime soi-même. Ce qui veut dire, que si on ne s’aime pas, on ne peut pas aimer autrui. La psychologie moderne validera à son tour cette vérité : pour pouvoir être relié aux autres de manière juste, il faut d’abord être relié à soi-même de manière juste ; la qualité de notre relation aux autres dépend intrinsèquement de la relation que nous avons à nous-mêmes. Sans estime de soi, on ne peut pas estimer les autres ; sans respect de soi, on ne peut pas respecter les autres, sans amour de soi, on ne peut pas aimer les autres. L’apprentissage de la relation à soi est donc la condition de l’apprentissage de la relation aux autres.

Comment apprend-on à s’aimer ? Tout d’abord par l’amour que l’on reçoit dès la plus tendre enfance. Cet amour reçu de manière suffisamment bonne nous signifiera, tant au niveau conscient qu’inconscient, que nous sommes effectivement dignes d’être aimés. Il va nous renvoyer une image positive, nous entraîner à avoir de l’estime pour nous-mêmes, à développer une bonne relation à ce “ soi ” que l’autre nous révèle être aimable. À l’inverse, avoir été mal ou pas aimé, voire trop aimé, d’une manière possessive ou ambigüe, entraîne des confusions affectives, une distorsion de la relation à soi et par conséquent aux autres. Il n’existe fort heureusement aucune fatalité en ce domaine. Un “ mésamour ”, un manque affectif durant la petite enfance, aussi difficile soit-il à vivre, peut toujours être rectifié par d’autres expériences positives tout au long de l’existence. Il est rare cependant que de graves lacunes affectives qui ont produit ce qu’on appelle une “ blessure narcissique ”, une mauvaise image de soi, puissent être véritablement guéries sans l’aide d’une thérapie appropriée. Bien que diverses thérapies puissent être profitables, la vérité est qu’une blessure narcissique ne sera souvent guérie que par l’amour ; c’est à travers une relation suffisamment bonne que l’on apprendra à s’aimer et à aimer. Mais encore une fois, il nous faudra bien souvent avoir accompli un travail thérapeutique avant d’être capables de vivre des relations affectives constructives, en commençant par accepter de quitter la carapace que nous avions endossée, enfants, pour supporter la douleur du “ mésamour ”. Le psychiatre Boris Cyrulnik a parfaitement mis en lumière ce processus de “ résilience ” par lequel un être parvient à surmonter ses traumatismes et parfois même à développer certaines qualités grâce à ses blessures.

 

La règle d’or.

Le respect de soi est le prélude au respect des autres. Cette vérité sous-entend ce que l’on a coutume d’appeler la règle d’or : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l’on te fasse ”. La règle d’or est formulée dans toutes les cultures orales et les civilisations de l’écrit : c’est le socle universel de la morale. Cette règle est accessible de manière immédiate, même aux jeunes enfants et il n’est pas nécessaire de la justifier par un raisonnement ou une révélation divine. Elle tombe sous le sens, nous la comprenons tous spontanément et c’est la raison pour laquelle elle est aussi universelle et constitue le fondement naturel de toute relation à autrui, de toute vie sociale, de toute loi collective. Appliquer la Règle d’or, c’est se mettre à la place de l’autre qui a les mêmes désirs et les mêmes répulsions que nous. Nous pouvons le faire dans les rapports sociaux les plus élémentaires du quotidien. Nous n’avons pas envie que l’on nous mente alors, ne mentons pas aux autres.  

La Règle d’or peut aussi se formuler de manière positive : “ Fais à autrui ce que tu aimerais que l’on te fasse ”. Cet énoncé est plus constructif et de plus, nous pousse à agir. Offrons aux autres ce que nous aimerions qu’ils nous offrent : de l’attention, de l’écoute, du réconfort, du soutien matériel dans un contexte difficile. Lorsque nous agissons ainsi, nous ressentons parfois une petite lueur de joieÀ l’inverse, lorsque nous faisons à l’autre ce que nous ne souhaitons pas qu’il nous fasse, nous ressentons souvent un remord ou un peu de tristesse. C’est ce que l’on pourrait appeler la voix de notre conscience. Un enfant de cinq ans ou un philosophe de quatre-vingt-dix ans ressentiront la même chose. C’est la force étonnante de la Règle d’or.

 

L’amour et l’amitié.

La Règle d’or est essentielle pour vivre en société. Elle impose le respect et la politesse, deux vertus indispensables à la vie commune. Cependant, la vie intérieure de chaque individu ne peut pas se satisfaire de cette seule vertu sociale. Celle-ci n’est pas suffisante pour nous rendre heureux, car nous aspirons à des relations avec autrui fondées non seulement sur le respect et la bienveillance, mais plus encore sur l’amour et l’amitié, sentiments qui éclosent au plus intime de notre être. Ils nous font entrer dans une relation choisie et nourrissent notre âme, apaisent notre corps, réjouissent notre cœur.  

Aristote est l’un de ceux qui ont poussé le plus loin la réflexion sur ce qu’il nomme “ l’amitié parfaite ”, celle qui exige du temps, de la stabilité, des habitudes et des passions communes, un partage des plaisirs et qu’il considère indispensable à l’être humain afin qu’il puisse être heureux. À la question : “ Qu’est-ce qu’un ami ? ”, il répondait : “ Une seule âme résidant en deux corps ”. Selon cette version, l’ami, c’est une sorte “ d’âme sœur ”, un être avec qui nous nous comprenons immédiatement, dont la présence nous fait du bien et avec lequel nous avons des projets communs qui nourrissent notre relation et l’aident à grandir. Une dimension essentielle de l’amitié, explicitée par Aristote, est la réciprocité. Il n’y a, en effet, de réelle amitié que si elle est réciproque : nous et l’ami que nous nous sommes choisi devons tirer le même plaisir de notre relation, partager réellement émotions et sentiments, sans que l’un se force à entretenir cette relation seulement pour faire plaisir à l’autre. On hérite de sa famille et on choisit ses amis. Cependant, l’ami peut se choisir aussi au sein de la famille : c’est le frère ou la sœur avec qui nous entretenons une relation particulière, privilégiée, à qui l’on aime  confier ses joies et ses peines. L’ami peut être aussi le compagnon de vie ou le conjoint. Il est difficile de concevoir qu’une relation amoureuse authentique puisse s’établir entre deux amants qui ne sont pas de véritables amis. Car la passion n’est pas destinée à durer. L’amour passionnel est fondé sur le désir sexuel, sur des fantasmes que nous projetons sur un autre que nous ne connaissons pas vraiment. Un jour le désir s’émousse, le réel revient, on découvre l’autre tel qu’il est. S’il était aussi un ami, la passion cède alors la place à une relation tout aussi forte, celle de “ l’amitié parfaite ” que décrit Aristote et qui est au fondement du réel amour, puisqu’elle est la rencontre avec “ un autre soi-même ”, qui a pour rôle de fournir ce qu’on est incapable de se procurer par soi-même. L’amour d’amitié constitue en effet, une double expérience, de similarité et de complémentarité. Nous nous aimons parce que nos âmes se ressemblent. Et nous nous aimons aussi parce que l’autre nous apporte ce qui nous manque et que nous ne pouvons-nous donner à nous-mêmes.
Il existe un autre niveau d’amour que l’amour d’amitié d’Aristote. Dans son sommet, l’amour, l’éros conduit à la contemplation, considérée par la plupart des philosophes grecs comme l’activité humaine la plus noble et susceptible de procurer le plus grand bonheur. L’homme qui connaît l’état de contemplation est rempli d’amour, son cœur ne semble plus avoir de limites. On peut référer ici à certaines expériences intérieures vécues au contact de la nature qui procurent un état de joie, de béatitude et le sentiment de ne plus faire qu’un avec le cosmos. Toutes les traditions spirituelles évoquent ces expériences qui permettent à l’individu de sortir des limites de son “ moi ” pour s’unir à quelque chose qui le dépasse totalement, le mettant alors dans un état de joie et d’amour.

Cette expérience révèle une autre dimension de l’amour.  Celle d’un don de totale gratuité qui n’attend rien en retour. Cet amour-don prend le nom grec d’agape dans le nouveau testament. Il s’agit pour ses auteurs, Paul et les quatre évangélistes principalement, de rendre compte de l’amour gratuit que Dieu a pour les hommes et du même amour désintéressé qu’il demande aux hommes d’avoir les uns pour les autres. Cet amour s’apparente à l’amitié des philosophes en ce qu’elle implique de don de soi et de désir du bonheur de l’autre. Mais il se distingue de deux manières : il n’exige pas la réciprocité et il n’est pas focalisé sur une personne en particulier, mais sur le prochain en général et même sur le monde. L’agape est un véritable amour qui engage tout l’être. On aime l’autre de tout son cœur. C’est de cet amour dont parle Jésus lorsqu’il dit à ses apôtres la veille de sa mort : “ Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres ”. On retrouve au sein de la tradition bouddhiste cette notion d’amour inconditionnel élargie à tout être vivant : karuna, la grande compassion active. Elle ressemble à l’amour christique, puisqu’elle aussi appelle à donner sa vie pour les autres et à renoncer à la jouissance de la libération suprême le nirvana, afin de continuer d’aider ceux qui souffrent en étant prisonnier du cycle incessant des renaissances, le samsara, pour les guider jusqu’à la libération.

 

La non-violence et le pardon.

Nous sommes, hélas, de plus en plus souvent confrontés à des actes d’agressivité et même de violence, physique ou verbale. C’est une insulte qui fuse, un harcèlement moral au bureau, une parole offensive dans la rue ou le métro, une bousculade, voire une main qui se lève et nous menace. Face à un assaut, le bouclier de protection immédiat consiste bien souvent à appliquer la loi du talion. C’est-à-dire, ce “ œil pour œil, dent pour dent ” qui est mentionné à trois reprises dans la Torah, c’est-à-dire dans les cinq premiers livres de la Bible. Autant la Bible et le Coran sont ambigües sur cette question, autant le refus catégorique de la violence est au cœur même de l’enseignement du Bouddha qui enjoint à ne plus répondre à la violence par la violence, à avoir du respect et de la compassion pour tout être vivant. Un message similaire à celui prôné par Jésus, qui récuse totalement la loi du talion. Jésus va jusqu’à prôner l’amour des ennemis, ce qui est humainement encore plus difficile. Et, unissant les actes à la parole, Jésus pardonne sur la croix à ceux qui le martyrisent et l’insultent.

Pardon et non-violence sont étroitement liés. La véritable éthique de la non-violence répond à une exigence intérieure qui s’appelle le pardon, comme l’ont enseigné les grands apôtres de la non-violence. Gandhi l’a utilisée comme seule stratégie possible pour émanciper l’Inde de l’Empire colonial Anglais. Nelson Mandela, une fois parvenu au pouvoir en Afrique du Sud, a dit maintes fois qu’il avait pardonné à ceux qui l’ont maintenu vingt-sept ans dans un minuscule cachot et a demandé à tous les citoyens noirs de pardonner aux blancs pour pouvoir réapprendre à vivre ensemble. Pourtant, il est important de le souligner, le pardon est un acte non rationnel. La rationalité se situe dans le camp de la justice, qui est la réparation de l’injustice subie. On peut même dire que le pardon est un acte rationnellement dénué de sens, d’autant plus quand il s’agit de pardonner à une personne qui n’a pas envie d’être pardonnée ou qui ne reconnaît pas ses torts. C’est pourtant la seule attitude “ guérissante ”, non seulement pour être en paix avec nous-mêmes mais aussi pour sortir du conflit. Le pardon n’est ni rationnel ni juste, mais il nous procure joie et sérénité et il est la condition nécessaire à l’extinction de la violence. Pardonner, ce n’est pas oublier. C’est réussir à apaiser la blessure suscitée par autrui, dans un contexte, un environnement donnés et a tout mettre en œuvre pour que la situation source de la blessure ne se reproduise plus. C’est toujours un choix profond, personnel, un acte de cœur, un acte spirituel, parfois inexplicable et non dénué d’une certaine dimension mystique. De par son caractère quasi surhumain, toutes les religions l’ont décrit comme le sommet de la spiritualité et bien peu de philosophes, même lorsqu’ils l’ont prôné, ont pu trouver une explication purement logique pour le justifier.

Les combats non violents et les témoignages héroïques de pardon sont toujours efficaces à long terme car ils font progresser la conscience de l’humanité entière et ce malgré les échecs immédiats ou les fins souvent tragiques des artisans de paix. Socrate et Jésus furent mis à mort. Plus près de nous, Gandhi, Martin Luther King, Yitzhak Rabin ont payé de leur vie leurs choix pacifistes. Mais leur témoignage a marqué en profondeur nos consciences, les faisant évoluer vers un bien supérieur, un désir de bonté et de fraternité. Car si le mal est contagieux, le bien l’est aussi et peut-être plus puissamment encore. Ces pacifistes peuvent nous servir de modèles dans notre quotidien, pour ne pas répondre à une agression physique ou verbale. Notre vis-à-vis, qui attend une réponse conforme à la loi du talion, est d’emblée surpris. En n’entrant pas dans le rapport de forces, nous le déstabilisons : ce qui a souvent pour effet d’atténuer le conflit et de favoriser un changement d’attitude. Si le pardon et la non-violence ne commencent pas dans les relations avec nos proches, ils ne pourront jamais s’étendre au monde entier. À quoi sert, de critiquer l’aveuglement des belligérants des conflits internationaux si nous ne sommes pas capables nous-mêmes de dépasser nos peurs et nos ressentiments, de pardonner à ceux qui nous ont blessés ?
C’est à travers un travail introspectif, en apprenant à se connaître que l’on peut découvrir de la compassion envers soi-même et envers les autres. Nous sommes tous capables du pire, non parce que nous sommes viscéralement mauvais, mais parce que nous sommes fragiles, blessés, frustrés. Nous avons des attentes auxquelles l’autre ne répond pas : nous allons alors le provoquer jusqu’à ce qu’il réagisse, nous allons lui faire du mal, parce que nous avons mal. Une fois que nous avons admis la faille en nous, nous ne pouvons plus avoir de jugements péremptoires sur les autres, nous nous situons plutôt dans une attitude de compréhension qui, entendons-nous, ne signifie pas l’autorisation des agressions, mais la maîtrise de notre propre violence en réponse à la violence. Notre hostilité peut alors se transformer en compassion, cessant d’être ce sentiment négatif qui nous dévore de l’intérieur et nous rend malheureux. Prenant conscience de notre ambiguïté intrinsèque, de notre propre complexité, nous devenons forcément plus tolérants. À chaque fois que l’on répond à la violence par la générosité, chaque fois que l’on dépasse la vengeance, on ressent la force d’avoir résisté à un acte instinctif, pour rentrer dans une humanité profonde. Apprenons à opposer à la violence, la force de l’amour et du pardon : c’est l’acte de résistance le plus courageux, le plus exigeant et le plus salutaire qui soit.

 

Le partage.

La non-violence consiste-t-elle uniquement à s’abstenir d’agresser l’autre ou à ne pas répondre à son attaque ? Cette conception passive est déjà essentielle, néanmoins il est nécessaire d’aller plus loin et de militer pour une non-violence active, qui implique aussi la prise d’initiatives ayant pour objectif de contribuer à créer les conditions d’une société harmonieuse et de rapports humains justes et solidaires. Dans ce sens, être non violent signifie apprendre à partager.

L’une des grandes menaces qui pèsent sur nos sociétés est la répartition fortement inégalitaire des richesses. L’accentuation des inégalités, certes inhérentes au modèle économique libéral de nos sociétés, crée de la violence. Et lorsque ce modèle dérape, ce qui est actuellement le cas, il accouche d’un monstre. Quand des individus richissimes emploient des moyens inimaginables pour échapper à la redistribution de leurs richesses, s’exilant là où ils paient le moins d’impôts et protégeant leur fortune dans les paradis fiscaux, le seuil d’alerte est dépassé. Comment en serait-il autrement quand ceux qui gagnent un salaire minimal ou sont au chômage et ne parviennent pas à boucler leurs fins de mois voient des milliards de dollars être ainsi dissimulés par crainte d’un partage ? Quand ils se rendent compte tous les jours que des chefs d’entreprise et des actionnaires continuent de s’enrichir par tous les moyens, exilant non seulement leurs capitaux mais aussi leurs usines, au risque de déséquilibrer totalement l’infrastructure sociale au détriment de ceux qui continuent de s’appauvrir ?  Ce qui est vrai à l’échelle de nos sociétés l’est, tout autant à celui de la planète, où l’inégalité dans la répartition des richesses entre le Nord et le Sud ne cesse de s’accroître. Au sein même des pays du Sud, le modèle des sociétés traditionnelles a disparu, cédant la place à des inégalités encore plus criantes qu’au Nord, entre classes au pouvoir monopolisant tous les biens et citoyens réduits à la pauvreté la plus extrême. Or, du fait des chaînes télévisées satellitaires, ces gens savent que non loin d’eux d’autres pays vivent dans l’opulence et ils tentent donc de les rejoindre, plus souvent qu’autrement, au péril de leur vie. Après la séparation des enfants des parents, la construction de mur aux frontières, en viendra-t-on un jour à opposer aux flux migratoires du Sud le crépitement des mitraillettes du Nord ? Il ne s’agit pas uniquement de problèmes de société, mais d’une question qui se pose à chacun d’entre nous, car si les États peuvent, de manière concertée, tenter de réguler certains excès du système financier et lutter contre le fléau des paradis fiscaux, leur marge de manœuvre est limitée par le système libéral qui préserve la liberté d’entreprise. Aussi la réponse viendra principalement de ceux qui refusent d’entrer dans la logique égoïste du chacun pour soi.
Les sages et les spirituels de l’humanité n’ont jamais condamné la richesse, mais le refus du partage.
Le Bouddha a voulu que ses moines vivent de manière très frugale de ce que les laïcs leur offraient. À ces derniers, il demande de partager et d’user de leurs richesses avec mesure, en pleine conscience du caractère transitoire de tous les biens matériels. Jésus fait lui aussi du partage et de la charité l’un de ses commandements. “Donne à qui te demande ”, dit-il. Cet acte, insiste Jésus, est le devoir de tous, les riches comme les pauvres : chacun doit donner à sa mesure. Il n’est pas demandé aux riches de donner tout leur argent aux pauvres, mais seulement leur superflu. Il leur est demandé de ne pas entrer dans une logique d’acquisition sans fin qui n’apportera ni paix sociale, ni bonheur individuel. Cette idéologie consumériste, cette logique de l’avoir qui touche tant d’individus, riches ou pauvres, persuadés que leur bonheur viendra de la consommation et de l’accumulation des biens matériels, ronge notre monde actuel. Or, si un minimum d’argent et de confort est utile, il importe de sortir de la logique du “ toujours plus ” qui est devenue notre mot d’ordre. Car la quête matérielle est par nature insatiable : elle nous pousse à vouloir posséder toujours plus au détriment des équilibres sociaux et écologiques de la planète. Cela nuit au bien commun, qui exige modération et partage du superflu, mais également à notre propre bonheur individuel qui, contrairement aux mensonges de la publicité, ne provient pas de l’argent et des biens matériels. Pour être heureux, il faut savoir développer des qualités qui relèvent non pas de la logique de l’avoir, mais de celle de l’être. C’est la raison pour laquelle les sages et les spirituels de l’humanité se sont volontairement limités dans l’acquisition des biens matériels, faisant parfois un choix radical de dépouillement.
Il est capital de prendre conscience que le vrai bonheur n’est pas une affaire de possessions : nous pouvons être heureux avec peu de choses. Le bonheur tient à tout autre chose qu’aux biens matériels : celui de se réaliser soi-même, d’être dans une relation harmonieuse avec les autres, d’avoir la liberté de pouvoir penser et agir aux mieux de ses intérêts, de pouvoir prendre du temps pour se détendre, de soigner ses amours et ses amitiés …                      

 

Attachement et non-attachement.

L’une des clés essentielles d’une “ vie bonne ” réside dans le non attachement aux objets. Il nous importe bien sûr à tous d’avoir un toit, de manger chaque jour à notre faim. Pour le reste, le bonheur et le malheur dépendent essentiellement d’autres facteurs : l’amour, la liberté, la santé, la maîtrise de soi… Il nous faut donc apprendre à accueillir la vie comme elle se présente, avec ses hauts et ses bas, ses périodes fastes où nous profitons parfois de plaisirs superflus et ses périodes plus difficiles où nous l’apprécions pour des plaisirs plus profonds. La philosophie bouddhiste du non-attachement nous invite à ne pas nous attacher à ce qui est impermanent. Le non-attachement est une philosophie qui ne prône pas l’ascèse et qui n’implique pas un mépris des choses matérielles, mais simplement le refus de s’y attacher. Il est normal d’éprouver du plaisir à avoir un confort matériel, une maison, à voyager et à s’offrir des loisirs. L’essentiel est de rester vigilant, ne pas céder aux sirènes de l’attachement à tous ces objets qui sont à notre service, mais dont la perte ne doit pas nous plonger dans l’affliction, ni toucher notre âme. Nous ne sommes pas leurs esclaves, mais nous leur devons quand même du respect. Il n’est pas juste de négliger son corps ni de laisser tomber en ruine sa maison. Ne pas s’attacher aux choses périssables ne signifie pas haïr, ou mépriser le corps et tout ce qui relève de la matière. Aimer et entretenir son corps de manière juste participe de la vie spirituelle et contribue à son épanouissement. Aimer notre environnement, lui donner un peu de son temps pour l’améliorer, l’embellir se situe dans une démarche identique. En gardant, évidemment, la distance nécessaire pour ne pas devenir esclaves de notre corps, de nos passions ou de notre habitat.

 

L’adversité, un maître spirituel.

Un nouveau culte s’est développé dans nos sociétés modernes : celui de la performance, de la réussite, de la “ gagne ”. Cette idéologie du succès nous impose de réussir dans tous les domaines et les médias véhiculent à longueur de temps des images de “ gagnants ”, présentés en modèles dignes d’attention. L’échec est mal perçu et donc mal vécu. La famille, l’école, la société, nous dit, depuis notre enfance, que nous n’avons pas droit à l’échec. Une pression redoutable pèse sur chacun de nous. À ce point, qu’en Corée du Sud, l’échec scolaire entraîne le suicide de nombreux adolescents et jeunes adultes. Ce culte est l’héritier de l’idée moderne de l’accomplissement de soi, née en Europe entre le XVIII et le XIX ième siècle. Cette idée a été propulsée par les Lumières et leur volonté d’émanciper l’individu pris jusque-là sous la tutelle de la religion et emprisonné dans une gangue sociale qui lui était imposée par sa naissance. À l’ordre immuable établi dans lequel chacun devait tenir son rôle et montrer son utilité sociale, les Lumières ont opposé les notions de changement et de progrès, c’est-à-dire de perfectionnement sans fin individuel et collectif, vers le bonheur et la liberté. La notion de progrès inéluctable s’est transformée en moteur idéologique et avec elle s’est imposée l’idée selon laquelle chaque individu doit développer son potentiel, ses capacités, ses dons, sa créativité, trouver la voie qui lui convient. Ce n’est pas une idée négative, bien au contraire, car elle a autorisé chacun à sortir du chemin qui lui était tracé pour s’accomplir. Toutefois, il y a lieu d’être inquiet des dérives de cette quête dès lors que se greffe l’obligation de réussite, de performance, de réalisation de soi et de bonheur. Dans nos sociétés le but est devenu inatteignable et le plus grave est qu’il a été présenté comme étant à la portée de tous, pour peu qu’on y mette de la volonté. Le culte de la performance revêt de nos jours un caractère impitoyable. Un divorce, la perte d’un emploi sont ressentis comme des échecs personnels graves. L’individu doit désormais être un parfait compagnon, un amant aguerri, un parent disponible et bien entendu, il faut qu’il soit aussi parfaitement accompli sur le plan professionnel. La pression est telle que, confronté aux échecs, beaucoup s’effondrent. La dépression est souvent la conséquence directe ou indirecte, de l’incapacité à atteindre les objectifs de performance et de réalisation de soi que la société nous donne et que nous nous donnons nous aussi, sous l’influence des codes sociaux.

Une conversion du regard s’impose. Il est temps d’admettre que, non seulement l’échec n’est pas un drame, mais qu’il peut bien souvent devenir un événement positif. Son premier atout consiste à nous remettre dans une attitude d’humilité face à la vie. Il nous contraint à accepter la vie telle qu’elle est et non telle que nous la voulons ou la rêvons. La vraie souffrance selon diverses philosophies, naît de notre résistance au changement, au mouvement de la vie, à son flux. Alors, réjouissons-nous quand il y a des hauts et quand des bas se présentent, acceptons-les et faisons en sorte qu’ils nous servent de tremplin. C’est, en ce sens, que l’on peut considérer nos échecs comme autant de maîtres spirituels, c’est-à-dire de guides qui nous aident à rectifier notre trajectoire. Pour qu’ils soient des vrais maîtres, néanmoins, nous devons transformer le regard que nous posons sur eux. Plutôt que vivre chaque échec comme un drame, entendons-le comme l’occasion d’un éveil, d’une prise de conscience. Essayons d’en tirer des leçons plutôt que de perdre notre énergie à ressasser ses causes et ses conséquences. Considérons d’emblée que la difficulté qui nous frappe n’est pas un drame, mais une occasion de réfléchir à notre vie, de l’appréhender autrement.

Nous sommes tous confrontés à la maladie. Souvent et bien qu’il nous soit difficile de l’admettre, elle vient nous avertir d’un déséquilibre qui n’est pas seulement physique mais qui concerne plus largement un dysfonctionnement dans notre vie. La plupart des maladies sont, en ce sens, psychosomatiques, même si d’autres facteurs interviennent. Pour la biologie générale des comportements en situation sociale, élaborée par Henri Laborit, notre rapport avec notre environnement tant matériel que social, constitue la dernière boucle de rétroaction qui contrôle notre équilibre biologique et par conséquent, notre état de santé physique et psychique. La génétique a révélé que nous avons des prédispositions innées à de nombreuses maladies. Nous ne les développons pas toutes et il arrive même que nous n’en développions aucune. En règle générale, les maladies ne se déclarent pas au hasard : elles interviennent quand nous traversons une situation qui ne nous convient pas, quand nous sommes épuisés ou en conflit avec nous-mêmes. Parfois parce que nous travaillons trop et que nous ne nous laissons pas assez de temps pour vivre. Parfois à l’inverse, parce qu’on a cessé de travailler et qu’on a “ oublié ” de se construire soi-même en dehors de son activité professionnelle. Souvent aussi parce que nous sommes en conflit intérieur avec des proches ou des personnes de notre entourage, conflits qui nous minent sans que nous en ayons clairement conscience. Nous traversons alors une “ crise ”. L’étymologie du mot crise en grec, (crisis), signifie : nécessité de discerner et de faire un choix. Un échec, une dépression ou une maladie constituent des crises qui nous indiquent qu’il faut changer quelque chose dans notre vie, qu’il est temps de procéder à un choix, parce que ça ne peut plus continuer comme ça. En ce sens, l’épreuve peut-être un maître spirituel qui nous ordonne de nous poser, de nous interroger, de nous réorienter.                                                   

Il en va de même dans tous les domaines de l’existence. Quand on ne choisit pas, quand on ne tranche pas, on laisse pourrir un problème qui ne peut se résorber par lui-même. Nous attendons généralement que la crise ait atteint son apogée avant d’intervenir et l’intervention est alors forcément douloureuse. Toute crise, qu’elle soit professionnelle, affective ou relative à la santé, doit être l’occasion de nous poser en priorité la question suivante : “ Que faut-il changer ? ”. L’échec, la maladie ou de la souffrance peuvent être une opportunité pour progresser, grandir, enlever certaines œillères et voir la vie sous un autre angle. Les personnes qui sont sorties de ces épreuves, non seulement par des soins médicaux, mais aussi par des soins psychologiques, des interrogations spirituelles et des temps de réflexion, sont souvent plus heureuses qu’avant, plus fortes, plus équilibrées face à leur nouvelle vie.

 

Ici et maintenant.

Le temps nous apparaît comme une flèche qui file en continue, nous ne pouvons ni l’arrêter, ni l’accélérer, ni la détourner. Nous avons tendance à fouiller notre mémoire, à nous replonger dans le passé, mais aussi à nous projeter dans le futur, à imaginer ce que nous allons faire ou devenir. C’est tout à fait compréhensible. À une condition toutefois : que ces deux penchants ne prennent pas des proportions envahissantes au détriment de la qualité d’attention et d’action dans l’instant présent. En ce sens, un bon rapport au temps est essentiel pour bien mener sa vie.

Toutes les sagesses du monde le rappellent : le présent est le seul point de la flèche du temps, où l’on peut agir, il est le seul moment créatif. Lorsque l’on parle de l’action que l’on peut et doit mener dans le présent, cela englobe non seulement le travail, mais également la contemplation, la passivité féconde de l’attention et la méditation. Or, beaucoup vivent mal dans le présent tant ils sont parasités par les traumatismes du passé ou au contraire, paralysés par la peur de l’avenir. Bien intégrer son passé ne signifie pas l’oublier. Il s’agit d’apaiser, de calmer les sensations et les émotions perturbantes vécues au cours d’événements qui, si elles sont toujours présentes aujourd’hui, vont influencer nos attitudes et nos comportements de manière négative. Et l’on sait les conséquences parfois graves du refoulement sur l’équilibre psychique et l’épanouissement d’un individu. Bien intégrer son passé signifie s’en souvenir certes, vivre avec, mais ne pas ressasser en permanence. Nous devons, en particulier, nous efforcer d’éviter les remords, les  “ j’aurais dû ”. Nous avons tous commis des erreurs et nous en commettrons encore. Il est légitime de le regretter. Il faut même les reconnaître pour en tirer des leçons et éviter de les répéter. Mais, dans la mesure où on ne peut plus revenir sur une erreur passée, il est inutile de se morfondre. Le remords est un poison de l’esprit qui, de surcroît, nous empêche de mobiliser, dans le présent, les forces nécessaires pour changer et pour continuer d’évoluer.
Outre le remords, nous pouvons également nous lasser prendre en otage par le ressentiment ou la haine, par le fait d’en vouloir à autrui à cause d’un événement passé. Le ressentiment nous remplit d’amertume, d’agressivité et il nous empêche, de la même manière que le remords, d’être dans une véritable construction, ou dans une reconstruction de notre vie ; une vie qui se réalise toujours dans le présent. Nous véhiculons tous des souffrances et certaines sont profondes, mais avec le temps il faut apprendre à refermer les plaies et à essayer de les guérir pour tourner la page. Ce n’est pas facile et nous avons souvent besoin d’aide pour y parvenir. Il existe heureusement de nombreuses approches thérapeutiques qui ont ce même objectif : nous réconcilier avec nous-mêmes et avec notre passé. Ce qui ne signifie en aucun cas l’oublier, mais au contraire faire ressurgir de notre inconscient les événements refoulés afin d’éviter qu’ils ne reviennent avec des conséquences encore plus graves, notamment la répétition inconsciente de l’échec ou le développement d’une maladie. Alors, plutôt qu’avoir du remords ou du ressentiment, plutôt que ressasser, regardons notre passé aussi pénible soit-il, de manière positive : il peut être une chance qui nous est donnée pour aller encore plus loin dans la construction de nous-mêmes et de notre vie.

Ce n’est pas uniquement le passé qui a la faculté de polluer notre vie. Le futur peut-être tout aussi paralysant. Nous avons tous une propension à nous projeter dans l’avenir et l’une de ces façons, de prime abord positive, est le rêve : nous rêvons du métier que nous voudrions exercer, de la famille que nous voudrions fonder, de la maison que nous voudrions habiter. Cela peut nous rendre heureux pendant que nous rêvons, mais certaines personnes se laissent tellement transporter par leur imaginaire qu’elles en oublient le présent. Autrement dit, elles ne mettent rien en œuvre pour que ces rêves deviennent réalité. Il faut rêver, mais il faut aussi se méfier des rêves qui constituent une sorte de substitut au réel et qui peuvent nous empêcher d’agir en nous maintenant dans notre imaginaire et nous berçant de douces illusions. D’autres types de projections peuvent conduire à un blocage : l’angoisse ou l’anxiété, par exemple. Ce qui est néfaste, c’est la peur du futur, quand nous le voyons forcément parsemé d’échecs, voire carrément voué à l’échec. Cette appréhension est parfois si forte qu’elle nous rend malheureux dans le présent. La manière dont on visualise un événement à venir, dont on se représente son déroulement, peut influer sur l’événement en question. Ce pouvoir de la pensée positive a été intégré, en particulier, dans le monde du sport. Ainsi la majorité des sportifs de haut niveau pratiquent des techniques de visualisation positive et il est établi que cette “ vision ” leur offre en effet des chances supplémentaires de bien performer.

En fait, pour être dans la vérité et dans la joie de l’instant présent, il nous faut donc nous dépolluer l’esprit du passé et de l’avenir, de nos remords, de nos ressentiments, de nos rêves illusoires. Les stoïciens avaient prôné comme attitude fondamentale de vie, la vigilance à chaque instant de la vie, la concentration sur le moment présent délivrés des attaches du passé et de l’avenir, sources de passions vaines et néfastes. Ils insistaient sur la valeur infinie de ce moment présent, “ l’ici et maintenant ”, le seul sur lequel on peut agir et où l’on peut agir. En effet, seul l’instant présent est création ; il n’y que dans l’ici et maintenant que nous pouvons vraiment jouir de la vie, c’est-à-dire être dans la vraie joie. Celle-ci n’est pas un souvenir du passé ni un rêve d’avenir, sources sans doute de belles émotions, mais pas aussi puissantes que la joie. L’instant nous fait toucher l’éternité, c’est-à-dire l’absence de temporalité linéaire, le présent éternel. Nous pouvons ainsi arriver à comprendre, en le vivant pleinement, à quoi pourrait ressembler le bonheur durable dont parlent les grandes religions et qui consiste à être fixé dans une sérénité, une harmonie, une paix, une réconciliation avec soi-même et avec le monde.

 

Apprivoiser la mort.

La vraie sérénité, la paix intérieure s’acquièrent à la seule condition d’accepter le donné de la vie. Dire “ oui ” à la vie consiste à dire oui à l’inéluctable, c’est-à-dire ce sur quoi nous n’avons aucune prise. Or, le plus inéluctable, c’est la mort. Et quel que soit l’amour que nous nourrissons envers cette vie, nous savons avec certitude qu’un jour nous cesserons d’exister, au moins dans ce corps. Nous le savons intellectuellement. Mais rares sont ceux qui parviennent à intégrer réellement cette idée. Dans notre culture occidentale, forgée dans le terreau judéo-chrétien, il fut un temps où nous acceptions plus facilement la mort, dans la mesure où il nous était affirmé qu’elle n’était qu’une porte vers une autre vie dans l’au-delà. Nous vivions dans l’espérance que la rupture imposée n’était que provisoire. Aujourd’hui où le scepticisme a pris le pas sur la croyance, l’angoisse de la mort a ressurgi en nous et de manière d’autant plus redoutable que nous la percevons comme une fin totale, un anéantissement. Pour nous en prémunir, nous avons occulté la mort, la nôtre et celles des autres : elle est devenue l’un de nos ultimes tabous. La croyance en l’au-delà persiste dans les cultures orientales où la transmigration des âmes, la réincarnation est donnée comme un fait objectif et où elle est largement reconnue comme telle. Pour ces croyants, la mort n’est pas une fin, mais elle est englobée dans la vie : elle est un passage qui s’inscrit dans un temps cyclique.

Outre les voies spirituelles, toute une tradition philosophique nous apprend à affronter cette angoisse universelle, à ne pas avoir peur de la mort, à accepter le fait qu’elle est partie intégrante de la vie. En somme, à essayer de vivre lucidement avec l’idée que nous allons mourir, plutôt que de refouler cette idée. Pour le philosophe Grec Épicure, il ne faisait aucun doute que la mort signe la disparition totale, corps et âme, de l’individu. Pour autant, il enjoignait ses disciples à ne pas la craindre, crainte qu’il disait totalement inutile, d’une part  parce qu’elle n’empêche pas la mort, d’autre part, parce qu’elle empêche la plaine jouissance du plaisir de vivre. Il disait : “ Le plus terrifiant des maux, la mort n’est rien par rapport à nous puisque, tant que nous sommes, elle n’est pas et quand elle est, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants, ni pour les morts. Le sage ne craint pas la vie, il ne craint pas non plus de ne pas vivre ”. Le sage est celui qui s’est “ préparé ” à la mort, c’est-à-dire qu’il a agi tout au long de sa vie de telle sorte que lorsque advient le moment de sa mort, il peut s’en aller sans regrets, avec le sentiment d’avoir accompli sa vie le mieux possible, d’avoir “ bien vécu ”, c’est-à-dire, d’avoir mené une existence juste, droite, bonne ; d’avoir été, autant que possible, dans le vrai. Car, il est terrible de mourir avec le regret d’avoir gâché sa vie.

Vivez donc votre vie de la meilleure manière possible, sans vous laisser envahir par des émotions perturbatrices, pour vous ou pour les autres, sans accomplir des actes que vous regretteriez. En somme, la vivre de telle sorte que vous puissiez, le soir venu, vous endormir avec une conscience apaisée. Car, qui sait, peut-être que vous ne vous réveillerez pas. C’est une manière d’intégrer, au jour le jour, dans votre vie, la dimension de votre finitude, Et ce n’est pas, au fond, à la mort, mais à la vie, que vous vous préparez ainsi chaque jour.

 

L’humour.

L’humour est une des qualités les plus précieuses de l’esprit humain. La vertu principale de l’humour est la prise de distance lucide avec le réel qui a des effets très bénéfiques sur la vie intérieure. Le comique, le burlesque, le trait d’esprit raffiné ou l’ironie acide, expriment tous, à des degrés de profondeur divers, une forme particulière de l’intelligence et remplissent des fonctions similaires qui sont essentielles à l’équilibre de tout individu. L’une des premières fonctions de l’humour est de créer un lien d’humanité entre des individus qui, parfois, ne se connaissent même pas. L’humour rassemble, crée immédiatement une communion, fait tomber toutes les barrières sociales et culturelles. Il est une vertu d’humanité comme la connaissance ou la compassion. La deuxième vertu de l’humour est sa capacité à dédramatiser une situation en créant une distance ô combien nécessaire. L’humour a cette vertu extraordinaire de déjouer le tragique. La vie est tragique, avec son lot de maladies, d’échecs, de déconvenues, de désillusions et elle culmine par cette tragédie ultime qui est la mort. Par une pirouette de l’esprit, nous pouvons tout d’un coup souligner le caractère absurde ou dramatique d’une situation et la retourner. Et, par la même, ce qui nous oppressait va nous faire rire. Parfois jusqu’aux larmes. En riant d’une réalité tragique, nous ne modifions certes pas la réalité, mais nous transformons la perception que nous en avons. Par ce regard décalé, nous nous libérons du caractère insupportable de cette situation.

Un certain nombre de traditions spirituelles ont intégré cette dimension dans leurs enseignements, puisant dans l’humour des réponses aux défis de l’existence. Les soufis ont inventé de nombreux contes qui, à travers l’humour, transmettent un message spirituel d’une grande profondeur. Dans les traditions asiatiques, les célèbres koan du bouddhisme zen sont aussi destinées à transmettre un enseignement d’une grande profondeur derrière le caractère absurde et humoristique de brèves sentences ou questions, que le maître lance à ses disciples. Leur objectif est de bouleverser la perception que l’on a du réel, de déstabiliser le moi du disciple et l’amener ainsi vers l’Éveil. L’ironie est l’une des armes de la philosophie grecque. L’humour, la moquerie étaient considérés par Socrate comme les seuls moyens réellement efficaces d’amener ses interlocuteurs à une vraie prise de conscience.

 

La beauté.

Les clés précédentes ont mis l’importance, pour la réalisation de notre pleine humanité, sur la recherche de la connaissance, mais aussi du bien ; de la vérité ; de l’amour ; de l’intelligence ; du partage ; de l’humour … Il existe une autre expérience essentielle, l’expérience qui est l’une des plus universelles et profondes pour chacun d’entre nous : celle du beau. Depuis que la philosophe existe, les penseurs et les sages sont fascinés par l’effet que procure le beau en nous. Pour Platon, l’Absolu indéfinissable repose sur un triptyque du  Vrai suprême, du Bien suprême, du Beau suprême. Chacun, dit-il, en élevant son âme vers le Monde des Idées, aspire à contempler ces trois valeurs, qui sont, en quelque sorte, des archétypes vers lesquels nous tendons et que nous essayons de rejoindre pour nous unir à eux. Contempler la nature et se laisser envahir par le sentiment d’émerveillement que la beauté fait naître en nous est une expérience qui nous transporte parfois littéralement hors de nous. Avons-nous seulement conscience que cette beauté est partout ? Savons-nous ouvrir nos yeux, ouvrir notre cœur, pour déceler la beauté autour de nous, devant un coucher de soleil ou un simple rayon de lumière qui traverse les feuilles d’un arbre ? Mais aussi dans le sourire d’un enfant ou le visage d’un vieillard ? En marchant dans la ville, au détour d’une rue, devant une belle porte de bois ? Savons-nous nous laisser émouvoir par un regard ou par une harmonie musicale qui peut bouleverser notre vie intérieure ?

 

La quête de sagesse.

La quête de sagesse est utile à tous, quelle que soit notre sensibilité, parce que la connaissance et la maîtrise de soi, la relation juste et aimante aux autres, permettent d’accéder à une sérénité plus stable et plus durable que la simple émotion passagère. La sagesse permet de mieux résister aux aléas de la vie. Elle nous aide à savourer pleinement les moments heureux et à ne jamais désespérer dans les moments douloureux. Elle nous apprend à accepter la vie comme elle se présente, avec son lot de joie et de tristesse, en essayant de faire reculer le malheur autant que faire se peut. Elle nous permet d’accompagner le mouvement permanent de l’existence avec souplesse et attention. Elle nous fait comprendre que nous ne pouvons être en paix sans les autres, sans vouloir le bonheur des autres. En cela, la sagesse nous aidera toujours à vivre mieux, que l’on soit par nature peu ou bien disposé au bonheur. Comme le dit le philosophe Spinoza, il y a dans l’essence même de la vie et de l’être une joie profonde. La joie est là et il nous faut apprendre à la voir, à l’accueillir, à la laisser émerger. Le travail psychologique ou philosophique permet d’éliminer les obstacles qui l’empêchent bien souvent de jaillir. C’est parce qu’on aura goûté à cette joie, ne serait-ce que de manière fugace, que l’on s’engagera véritablement dans la quête du vrai, du bien, du beau. Et c’est parce qu’on y goûtera de plus en plus, que cette quête de sagesse ne cessera de grandir. De la même manière que c’est parce qu’on a goûté à l’amour que l’on apprendra à aimer, c’est parce qu’on a goûté à la béatitude que l’on souhaitera progresser dans la vertu. Vertu, qui permet alors de vivre au quotidien avec un esprit serein, une conscience apaisée et un cœur joyeux. 


En savoir plus sur Pierre Varin

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

  1. Genevieve

    Excellent article Pierre, un petit bijou! Une vraie bible pour s’amener vers le bonheur!

Répondre à Genevieve Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *