La croissance économique infinie, une nécessité absolue ! Vraiment ? 6ième partie

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L’idée de la décroissance suscite de nombreuses critiques de la part de divers personnages (d’État, d’affaires, universitaire, économiste, chroniqueur, journaliste, etc.) qui défendent, plus souvent qu’autrement à coup de jugements de valeur que de fait, la croissance économique à tout prix (ultimement celle de notre survie sur Terre). Ce sont ces critiques, regroupées en 12 principaux thèmes, que Timothée Parrique confronte et dont nous présentons ici l’essentiel. Cette confrontation déconstruit l’idéologie de la croissance économique exponentielle et perpétuelle qui, devenue automatisme de pensée et sens commun, maintient en place un système économique productiviste inadapté face aux réalités écologique, sociale et politique auxquelles nous sommes confrontées en tant que civilisation.

Timothée Parrique considère qu’expliquer ce qu’est la décroissance est un travail difficile, non parce que c’est une idée compliquée mais parce que le concept est défiguré en permanence par une poignée de commentateurs mal informés. Pour certains la décroissance consisterait à tout arrêter, ou encore serait synonyme de résignation, de chaos social, d’alternative mortifère et au pire nous conduirait tout droit à la guerre civile. Les calomnies sont nombreuses : “ The Hunger Game ” appliqué à la vie réelle, des obsédés de l’effondrement et bien sûr, le bon vieux défenseur de la lampe à l’huile et du retour à la vie des cavernes. L’excès manifeste de ces critiques  confine au ridicule. Mais de quoi ont peur les critiques de la décroissance ?

Repoussoir ?

Pour certains, le mot décroissance est un peu rebutant, pour d’autres, il est une limite à la popularisation des idées fortes qu’il résume ou encore est un mot de dissensus.

D’abord, Timothée Parrique rappelle qu’une transition implique nécessairement des désaccords. Pour démolir un système, il faut utiliser des mots explosifs (et difficile à coopter) et donc, tant que le terme dérangera, c’est qu’il fera son travail de démolition conceptuelle.

Ensuite, Timothée Parrique précise qu’une autre force du terme, c’est sa clarté : produire et consommer moins. Le terme s’adresse directement au problème au lieu de le glisser sous le tapis à la façon d’une économie positive, d’une économie du bien commun, ou d’une économie du bien-être. Ce serait prendre les gens de haut que de penser qu’on doive les préserver en ne leur présentant que des concepts édulcorés de toute nuance qui camouflent plutôt qu’ils ne révèlent la vérité scientifique. Après tout, comment résoudre un problème si on ne peut pas parler de sa cause avec les mots adéquats pour la décrire ? Le terme “ décroissance ” a le mérite de résumer la “cause ” du problème et d’identifier une “ solution concrète ”. 

Évidemment, on ne passera pas d’un capitalisme en dépassement écologique à un écosocialisme stationnaire en un claquement de doigts. Parler aujourd’hui de post-croissance et d’économie stationnaire, ce serait comme appeler les Alcooliques Anonymes le Club de la sobriété et de l’abstinence. Oui, nous voulons une économie qui puisse prospérer sans croissance. Mais pour que celle-ci puisse le faire sans détruire l’environnement, il va falloir qu’elle soit beaucoup plus petite que celle d’aujourd’hui. Il va falloir accepter de décroître. Certains pensent que le terme fait peur aux gens. Mais, là encore, une personne au régime aurait-elle peur de perdre du poids ? Évidemment non, certaines décroissances sont positives. C’est le cas de celle du PIB aujourd’hui. Une meilleure question serait de se demander pourquoi la décroissance fait peur aux gens. Ne serait-ce pas parce que l’on matraque la population avec l’idée que la croissance est bonne pour l’emploi, le pouvoir d’achat et la sécurité sociale depuis des décennies ? Vu les faits scientifiques sur la dégradation du vivant liée à nos activités économiques, c’est le mot croissance qui devrait nous affoler. Une fois compris que la décroissance n’est pas une récession, mais plutôt une transition vers une économie démocratique, soutenable, juste et joyeuse, à quoi bon avoir peur du mot ? Peu importe le terme que l’on préfère utiliser (sobriété, suffisance, frugalité, ralentissement, décroissance), les actions à entreprendre restent les mêmes : il faut produire et consommer moins, tout en s’organisant pour que ce grand ralentissement se fasse sans  casse sociale.

Douloureuse ?

Pour certains la décroissance adviendrait dans la douleur car elle imposerait à la population des sacrifices en termes de confort, de mobilité ou de niveau de vie.

Dans un premier temps précise Timothée Parrique, une hausse du PIB n’est plus aujourd’hui un gain en termes de bien-être. En France, une étude de l’Insee montre que les “ niveaux de bonheur ” commencent à stagner à partir de 2 100 euros de revenus mensuels. Ajoutons également que la croissance n’augmente pas la “ qualité de vie moyenne ” car ce sont principalement ceux qui sont déjà fortunés qui en bénéficient. Il faut aussi balayer la crainte infondée de certains, que la tentation décroissantiste réduirait mécaniquement l’espérance de vie moyenne du Terrien de 75 à 66 ans. Le PIB par habitant des Portugais est de 65 % plus bas que celui de l’Américain moyen et pourtant, l’espérance de vie au Portugal y est supérieur, de 81,1 ans, contre 78,7 aux États-Unis. Non seulement il est tout à fait possible de réduire la taille d’une économie tout en améliorant la santé (car l’espérance de vie ne dépend pas du PIB au-delà d’un certain seuil), mais il est on ne peut plus urgent et nécessaire de la faire pour éviter qu’elle ne se détériore (n’oublions pas que la pandémie de Covid est avant tout une crise écologique).   

En fait, c’est bel et bien la croissance qui apporte avec elle son lot quotidien de sacrifices et de douleurs : le temps libre que nous gâchons à travailler contre notre volonté ou dans les embouteillages, les habitats qui disparaissent et les espèces qui périssent dans notre course à l’extraction, le terrible mal-être psychologique des travailleurs soumis aux impératifs d’une productivité insensée, les exclus du marché de l’emploi que nous laissons de côté sur l’autel de la lucrativité, ou encore les injustices sociales que nous ignorons pour maintenir notre compétitivité. La production n’est pas un phénomène magique et l’abondance matérielle qu’elle permet n’est pas gratuite. S’il y a bien un phénomène douloureux et sacrificiel aujourd’hui, c’est celui de la croissance du PIB.

Ralentir la production et la consommation (rappelons-le : en priorité dans les pays riches et pour les privilégiés d’entre nous), c’est préserver une partie de notre précieux patrimoine social et écologique. C’est la seule manière de garantir la convivialité (du temps libre et un travail qui a du sens), la justice (la réduction des inégalités) et la soutenabilité (une nature luxuriante). Après tout, à quoi bon avoir des avions hypersoniques, un nouveau téléphone intelligent tous les ans et la 6 G dans un monde en feu où tout le monde se déteste. Il faut être lucide : cela ne sera pas facile. La sobriété que la décroissance implique est comme le sevrage d’une personne dépendante à une drogue dure. Elle demande des changements profonds concernant la culture, la mobilité, l’alimentation, le logement et beaucoup d’autres choses. Il y aura à a fois des libérations (travailler moins et de manière plus agréable, une vie privéeprotégée de la propagande publicitaire, une vie associative et politique riche) et ce qui nous apparaît aujourd’hui comme des renoncements (voyager moins loin, plus lentement et sans prendre l’avion, abandonner la viande, acheter moins souvent du neuf). Il y a tout un mode de vie à réinventer. Mais nous n’avons pas le choix. Même si cette “ cure de désintoxication  matérialiste ” s’avère désagréable pour des consommateurs largement aliénés, retarder l’action climatique par peur de déprimer une minorité de super-riches paraît indécent dans un monde où la pauvreté subsiste. Aurait-on dû s’opposer à l’abolition de l’esclavage car celle-ci représentait un sacrifice pour les propriétaires d’esclaves ? La question centrale trop souvent oubliée lors des débats actuels sur la sobriété, est celle du partage équitable des efforts et des bénéfices de la sobriété.

Inefficace ?

Pour certains, la décroissance ne ferait que diminuer de quelques pourcents les émissions mondiales, ou encore que la décroissance n’est pas une stratégie viable car nous n’avons pas le temps de changer de système économique et même que la décroissance est un fantasme qui nous détournerait des actions nécessaires pour sauver la planète.

Pour Timothée Parrique, c’est le monde à l’envers. Ce sont ceux qui affirment que “ moins produire ” permettra de “ moins polluer ” qui devraient apporter “ la preuve ” à ceux qui pensent, contre l’accumulation énorme de toutes les études scientifiques disponibles (et le bon sens le plus commun), que pour “ polluer moins ” il faudrait “ produire plus ”. À ce niveau de déni écologique, ce n’est plus de la croyance mais de la superstition.

Le confinement a démontré,malheureusement dans la douleur, que “ réduire l’activité économique ” fait effectivement “ baisser l’empreinte écologique ”. Les émissions globales de gaz à effet de serre ont diminué de 5,4 % en 2020, la baisse la plus rapide jamais observée. Pourtant, comble de mauvaise foi, certains ont mis en évidence la faible baisse des émissions durant le confinement pour conclure que la décroissance ne fonctionnerait pas. Même, s’il ne faut confondre l’épisode récessif du confinement avec une décroissance planifiée, équitable et sereine, il permet néanmoins d’apporter des éléments objectifs établissant un lien entre le ralentissement économique et la baisse de la charge écologique. Ce que nous devons reproduire ici, c’est l’effet (la décroissance), mais nous ne sommes pas obligés de répéter la même stratégie (le confinement). Si l’on venait parler d’un confinement climatique, il ne serait pas question de confiner des personnes, mais plutôt de renoncer à certaines activités polluantes ainsi qu’aux modes de vie qui en dépendent.  Le but n’est pas de mettre l’économie en pause, sorte de 1-2-3 soleil du capitalisme, mais d’effectuer une transition vers un autre système économique.   

Entre produire plus et polluer moins, il va falloir choisir. Soyons au moins d’accord là-dessus : réduire la production ne veut pas dire arrêter de la verdir. On peut allier moins et mieux, c’est-à-dire combiner la sobriété et l’éco-efficacité.  Appliquons l’approche “ éviter-substituer-améliorer ” du GIEC : éviter tout ce qu’il est possible de ne plus consommer, substituer les produits les moins polluants à ceux qui polluent davantage et concentrer nos efforts d’éco-innovation pour améliorer tout ce qu’on ne peut ni éviter ni substituer. Mais il faut mettre les priorités dans le bon ordre. Si la ressource la plus durable est celle que l’on n’a pas besoin d’utiliser, on devrait commencer par éviter de produire et de consommer le plus de choses possible, laissant alors une économie plus petite qu’il sera alors possible de verdir. Selon une étude reprise dans le dernier rapport du GIEC, les “ stratégies de sobriété ” permettraient de réduire l’empreinte du bâtiment de 78 %, du transport de 62 %, de l’alimentation de 41 % et de la production industrielle de 41 %.   

Appauvrissante ?

Pour certains, la décroissance est un chemin qui mène à la famine, à la misère et à la pauvreté, bref qui conduirait à la ruine absolue.

Timothée Parrique rappelle d’abord ce qui devrait être évident : la décroissance ne devrait s’appliquer qu’à ceux qui ont déjà assez, en commençant par les plus riches. On ne demande pas à quelqu’un qui a déjà du mal à se nourrir de se mettre au régime. Réduire la production et la consommation en France pour ceux qui peuvent se le permettre, oui, mais pas à Madagascar ou en Syrie. Pour être équitable, la décroissance doit être sélective et cibler ceux qui contribuent le plus au dépassement écologique. Le régime biophysique des pays riches vise précisément à permettre à d’autres de pouvoir se développer dans les meilleures conditions possibles. Que préférons-nous : utiliser le reste de notre budget carbone pour que certains Français puissent rouler en SUV et prendre l’avion tous les weekends ? Ou bien construire des canalisations et des écoles dans des pays qui en sont dépourvus ? Rappelons ici que les 10 % les plus riches à l’échelle de la planète (environ 550 millions de personnes, soit la population de l’Union européenne) consomment autant d’énergie que les 80 % les plus pauvres.

Cessons par ailleurs d’entretenir le mythe selon lequel la croissance du PIB serait un remède à la pauvreté. Cette dernière a augmenté en France entre 2006 et 2016 et continue de le faire malgré la croissance. Les politiques de croissance, inefficaces, souvent injustes et continûment insoutenables, sont une bien piètre réponse à la misère de ceux que l’économie marchande épuise et déprime. Les richesses sont déjà là depuis longtemps, elles sont seulement mal partagées. En 2021, 56 % du revenu disponible national suffisaient, si redistribués équitablement, pour satisfaire les besoins de l’ensemble de la population française et permettre à tous de participer à la vie sociale. Pour Timothée Parrique, confondre la sobriété avec la pauvreté est intellectuellement malhonnête.  Produire des gadgets et faire des heures supplémentaires dans des bulshit jobs ne devraient pas être considérés comme un enrichissement même si cela fait augmenter le PIB. Une transition décroissante viendrait réduire de la richesse financière (qui n’en est pas vraiment) pour la transférer en richesse sociale (un temps libre retrouvé, une démocratie vibrante, des relations sociales épanouies, un travail qui a du sens) et écologique (de l’air pur, un climat stable, des sols fertiles, un biodiversité foisonnante).Pour illustrer l’absurdité de l’idéologie de la croissance, Timothée Parrique cite le célèbre proverbe amérindien : “ Quand le dernier arbre aura été coupé, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors seulement vous découvrirez que l’argent ne se mange pas ”.

Égoïste ?

Pour certains, si les pays occidentaux décident de décroître, les pays pauvres vont s’effondrer.

Timothée Parrique précise que les pays pauvres ne reçoivent que les miettes de la croissance. Dans l’étude intitulée  Growth isn’t working, la New Economics Foundation a calculé qu’entre 1990 et 2001, pour 100 $ de croissance du revenu global par personne, seulement 0,60 $ allaient à ceux qui vivent avec moins de 1 $ par jour. Dix ans  plus tard, une nouvelle étude obtient le même résultat : entre 1999 et 2008, 95 % de la croissance sont allés aux 40 % les plus riches – les 30 % des plus pauvres n’ayant reçu que 1,2 %. À cette vitesse-là, éradiquer la pauvreté prendrait entre un et deux siècles et demanderait qu’on multiplie le PIB global par 173 (une impossibilité écologique). Pour donner un ordre de grandeur, il suffirait de redistribuer moins d’un tiersdu revenu annuel des 1 % les plus riches au monde (6000 milliards de dollars) pour éradiquer la pauvreté en dessous d’un seuil de 7,40 $ par jour.

Timothée Parrique souligne également un autre élément crucial : le commerce international se fait aux dépends des pays pauvres. Il s’agit du phénomène de “ l’échange inégal ” : les pays riches font pression sur les pays pauvres pour bénéficier de ressources peu chères et revendent ensuite leurs produits au prix fort. En 2015, pour chaque heure de travail qu’un pays pauvre importait d’un pays riche, il devait en exporter 13 pour la payer (le rapport est de 5:1 pour les matériaux et de 3:1 pour l’énergie). En une année, cela se traduit par une appropriation nette de 12 milliards de tonnes de matières premières, 822 millions d’hectares de terres, 21 exajoules d’énergie (équivalant à 3,4 milliards de barils de pétrole) et 392 milliards d’heures de travail.  Cette appropriation se chiffre à 10 800 milliards de dollars, soit suffisamment d’argent pour mettre fin à l’extrême pauvreté 70 fois. Pour Timothée Parrique, la morale de l’histoire : on a eu tort de penser que notre croissance alimentait un cercle vertueux de mondialisation bien-faisante ; c’est tout le contraire. La croissance du PIB des pays riches prive le Sud de ressources qu’il aurait pu utiliser pour se développer et ajoute à cela le fardeau des dégradations environnementales. À cet égard, selon le Climate Vulnerability Monitor, les pays du Sud supportent 82 % du coût total du réchauffement climatique, un total de 571 milliards de dollars jusqu’en 2010. Un chiffre plus concret : 98 % des 400 000 morts par ans associés aux crises climatiques sont des habitants des pays pauvres.

Ce que l’on appelle un peu vite croissance ” est plus proche d’une “ accumulation par la dépossession ”, ou comme le dit franchement Timothée Parrique, par le “ pillage ”. La décroissance est une stratégie pour inverser la tendance, mettre en œuvre une “ désaccumulation par la réparation ”. Les pays riches vont décroître et une partie de la richesse financière dont ils se débarrasseront sera donnée aux pays du Sud en guise de compensation pour des décennies d’échanges inégaux et de nuisances écologiques.

Austéritaire ?

Certains intellectuels de gauche accusent la décroissance d’être une forme d’austérité écologique pour les travailleurs, simplement, l’austérité sous un autre nom.

Timothée Parrique rappelle que l’austérité est une stratégie néolibérale qui consiste à contraindre les dépenses publiques et à baisser certains impôts pour relancer la croissance économique. Sachant que cette croissance bénéficie principalement à ceux qui sont déjà riches et affecte disproportionnément les plus précaires, on peut dire que l’austérité impose la sobriété collective pour permettre une minorité d’enrichissements individuels. La décroissance  est précisément le contraire : une sobriété individuelle sélective (en proportion des capacités et responsabilités de chacun) qui permette une abondance collective de richesses sociales et écologiques partagées.

Au-delà de ce malentendu, se pose une véritable question : la décroissance viendrait-elle contracter le budget public ? Mécaniquement oui, si et seulement si la base qui le finance reste ancrée sur le PIB. Mais nous pouvons très bien changer ce mode de financement. Timothée Parrique rappelle que les services publics sont un domaine économique à part entière qui n’est pas dépendant de l’aumône du secteur privé. C’est d’ailleurs plutôt le contraire : les entreprises privées bénéficient plus ou moins gratuitement d’un patrimoine social et écologique extrêmement précieux : routes, réseau électrique, formation des travailleurs, services écosystémiques, systèmes de santé et de sécurité sociale, sécurité des échanges marchands, etc. Et si nous considérions plutôt que c’est le secteur public, social et écologique qui finance le secteur privé ? La question de l’austérité n’est pas une question technique, mais politique liée à nos représentations collectives de la valeur et des conventions sociales qui régissent son partage. Pour Timothée Parrique, il est absurde de penser qu’il faudrait faire croître l’économie dans son ensemble avec toutes ces choses dont nous n’avons pas besoin, seulement pour récupérer quelques miettes à réinvestir dans ces choses dont nous voulons. Faut-il vendre de plus en plus de grosses voitures polluantes pour récolter quelques euros de TVA à investir dans le traitement des maladies respiratoires ? A-t-on besoin d’un secteur publicitaire en pleine expansion pour payer les salaires de nos institutrices ? Qui, en dehors des lobbies du tabac, oserait affirmer qu’il faille augmenter les ventes de cigarettes pour financer des traitements contre le cancer ? Cette stratégie de la croissance du problème qui finance sa solution est une impasse. Les seuls facteurs réellement limitants pour la production sont le temps disponible, l’énergie et les matériaux ; le reste de nos catégories économiques n’est que convention sociale. Dit autrement, on sait créer de l’argent mais on ne sait pas allonger les minutes et fabriquer des écosystèmes. On ne peut pas produire de la nourriture à partir de rien. On peut par contre produire une alimentation saine et de qualité sans argent. Vu que la décroissance des productions néfastes va libérer du temps de travail, de l’énergie et des matériaux, elle peut s’accompagner d’une expansion des services publics et des communs en général. Du point de vue de la richesse sociale et écologique, le ralentissement de l’économie marchande (on pourrait dire l’austérité appliquée au capitalisme et à ceux qui en profitent le plus) est une bonne nouvelle : moins de dégradations et plus de ressources disponibles pour les secteurs qui contribuent fortement au bien-être et qui n’ont jusqu’à aujourd’hui pas réussi à se faire une place dans un système obsédé par la lucrativité.

Oui, le mode de financement de l’État est à revoir, mais dire qu’on ne peut pas décroître (impératif biophysique) parce que cela ferait baisser les revenus de TVA (convention sociale) serait aussi absurde que dire qu’on ne doit pas stopper une voiture en pleine vitesse vers un mur parce que cela arrêterait la musique de l’autoradio. Il existe mille et une façons de redistribuer la richesse. On peut imaginer un système sans TVA, comme le fait Thomas Picketty dans son modèle de “ socialisme participatif ” et des modes de financements beaucoup plus progressifs, sélectifs et participatifs qui renforceraient la résilience de l’activité publique.

Capitaliste ?

Certains économistes reprochent aux théoriciens de la décroissance d’abandonner la critique marxiste du capitalisme au profit d’une cible abstraite, celle de la décroissance. 

Timothée Parrique précise que depuis l’origine, le courant de pensée décroissant est fondamentalement anticapitaliste. Le capitalisme est un système où la production est organisée de manière spécifique afin de maximiser la plus-value monétaire, la fameuse “ accumulation du capital ”, sur la base de la propriété privée des moyens de production et du salariat. C’est donc un système qui ne peut pas décroître sans s’encriser. Si l’on veut sortir de la croissance, il faudra donc nécessairement sortir du capitalisme et donc de réduire l’importance sociale des institutions qui le composent : le salariat, les marchandises et les marchés, la propriété privée des moyens de production et l’entreprise à but lucratif. La décroissance n’est pas l’économie d’aujourd’hui en “ slow motion ” ou “ en miniature ”, c’est un chemin de transition vers une économie post-capitaliste où ces pratiques deviendront marginales dans l’organisation économique.

La division entre “ écosocialisme ” et “ décroissance ” n’a pas lieu d’être. L’écosocialisme, c’est le socialisme sans l’extractivisme, le productivisme et le consumérisme – un “ socialisme sans croissance ”. La décroissance, c’est la stratégie nécessaire pour réduire la taille d’une économie pour qu’elle puisse fonctionner de manière soutenable. La décroissance, c’est la transition nécessaire pour les pays en dépassement écologique et la post-croissance (ou l’écosocialisme), c’est  le modèle économique et le projet de société qui permettra de faire prospérer une économie stationnaire dont le métabolisme biophysique aura été réduit. 

Pourquoi insister sur la décroissance ? Déjà car aucune croissance économique n’est soutenable sur le long terme peu importe que l’économie soit capitaliste, socialiste, anarchique, ou tribale. “ Le pétrole socialiste n’est pas plus écologique que le pétrole capitaliste ” écrit Paul Ariès. N’en déplaise aux adhérents du “ communisme de luxe ”, rien de matériel ne peux croître pour toujours, peu importe le mode d’organisation. Oui, il faut sortir du capitalisme. Les critiques écomarxistes de la décroissance doivent admettre que la croissance n’est pas seulement le fruit du capitalisme mais aussi le produit d’une métaphysique de l’illimitation qui recouvre l’impérialisme, le colonialisme, l’extractiviste, le productiviste, le consumériste, le matérialisme, le transhumanisme, etc. Une véritable métamorphose anthropologique, bien plus radicale que le simple anti-capitalisme, est indispensable. Admettons que la “ croissance ” est un point de départ à la mode, la preuve étant la popularité des débats croissance/décroissance dans les médias, qui dépassent de loin celle des débats capitalisme/anti-capitalisme. Le “ capitalisme ” est une “ figure abstraite ” dont on ne parle pas souvent dans le débat public. La croissance, au contraire, est sur toutes les lèvres. Si l’on admet que nos sociétés modernes (et les économistes qui vont avec) sont obsédées par la croissance, n’est-il pas nécessaire de passer par la case “ critique de la croissance ” avant même de pouvoir parler de justice sociale et d’écologie ? Pour Timothée Parrique, les critiques du capitalisme qui ne sont pas capables d’articuler “ décroissance ” n’ont pas bien lu les “ rapports du GIEC ”.

Anti-innovation ?

Certains pensent que la décroissance consiste à brider les capacités les plus hautes de l’esprit humain.

Comme si l’économie exploitait aujourd’hui la totalité des capacités les plus hautes de l’esprit humain. On accorde nos ressources collectives à un starupper en quête de licornes livreuses de repas à domicile alors qu’on ne donnera presque rien à une chercheuse brillante qui développe un système révolutionnaire pour sauver la planète. Le progrès technique ne vient pas magiquement résoudre tous les problèmes du monde ; c’est une pratique encastrée dans un système économique qui prédétermine le choix des innovations qui seront développées. Dans un système économique où l’on invente pour s’enrichir, les problèmes auxquels répond l’innovation sont principalement ceux des plus privilégiés et rarement les plus urgents (comment augmenter la productivité des mégachalutiers et des vaches à viande, comment concevoir des algorithmes de trading à haute fréquence plus rapides, comment mieux récolter les données personnelles pour faire de la publicité). Les monnaies locales, les réseaux de partage d’objets, Wikipédia, les coopératives, les usines récupérées, les gratiférias, les bibliothèques de rue, les protocoles de démocratie participative, les pédibus – voilà des innovations qui devraient attirer notre attention, mais qui demeurent sous-financées. Inventer une manière d’organiser collectivement la sobriété numérique, la location de vélos en libre-service, ou un nudge incitant à moins prendre l’avion par exemple, c’est aussi de l’innovation (même si ça ne maximise pas le profit de l’actionnaire). À quoi bon faire de la géo-ingénierie et inventer des robots qui collectent le microplastique dans les océans si l’on peut résoudre le problème à la source en arrêtant tout simplement de produire ce plastique ?

La décroissance ne va pas interdire l’innovation mais en changer totalement le contenu. Et si, au lieu de concevoir des publicités inutiles, tous les experts en communication s’attelaient à des problèmes plus importants ? Moins de problèmes monétaires (comment augmenter mon revenu, comment faire plus de bénéfices, comment booster le PIB) et plus de problèmes socio-environnementaux (comment réduire la gâchis alimentaire, comment protéger des espèces en voie d’extinction, comment rendre la démocratie plus participative). Il faut aussi améliorer notre capacité à “ désinnover ”, c’est-à-dire à fermer et à déconstruire toute une infrastructure qui pollue et nous rend malheureux.

Timothée Parrique trouve assez paradoxal de qualifier d’anti-innovation une stratégie innovante de transition. Le génie humain serait apte à nous faire conquérir de nouvelles planètes et à créer une intelligence artificielle, mais pas à réguler un marché de l’immobilier ou à concevoir un système de rationnement du carbone ? Comme s’il était impossible de créer un meilleur système économique que celui d’aujourd’hui, alors qu’on peu facilement améliorer tout le reste. Apple a élaboré 34 nouvelles versions de son iPhone depuis 2007. Est-ce vraiment au-delà de nos capacités d’inventer ne serait-ce qu’un nouveau système économique ?

Anti-entreprise ?

La décroissance n’est pas anti-entreprise mais antilucrativité. Elle critique les entreprises qui sont organisées autour de l’impératif de la croissance du chiffre d’affaires, des profits et du capital et qui sacrifient la convivialité et la soutenabilité pour augmenter leurs marges indéfiniment. Faire de l’argent sur le dos des travailleurs exploités et d’une nature ravagée ne constitue en rien un enrichissement, surtout si la valeur ajoutée de ces activités est captée par une minorité de “ déjà-riches ”.

Timothée Parrique rappelle que la décroissance est un phénomène macroéconomique. Elle serait la conséquence de politiques spécifiques avec des impacts différenciés en fonction du secteur et de l’entreprise. Rien ne sert de faire pousser des entreprises qui contribuent peu au bien-être collectif et qui polluent beaucoup. Et de la même manière, rien ne sert de faire décroître les entreprises qui contribuent beaucoup au bien-être collectif et qui polluent peu. Oui à la croissance des agriculteurs bio, des Restos du cœur et de Médecins Sans Frontières ; non à la croissance d’Amazon et de Total. L’objectif de la décroissance comme stratégie de réajustement productif est justement de faire décroître les entreprises à utilité sociale négative afin de libérer des ressources pour celles à utilité sociale positive.

Il faut se débarrasser du cliché capitaliste comme quoi toutes les entreprises chercheraient à croître comme des plantes. Ce n’est sûrement pas le cas des coopératives de l’économie sociale et solidaire qui définissent leurs performances au-delà des profits. Les petites entreprises familiales ne fonctionnent pas en mode gazelle (des entreprises en forte croissance), prêtes à tout pour rafler le moindre euro ou dollar supplémentaire. Elles sont souvent stationnaires, fluctuant légèrement en fonction de la demande mais ne cherchant pas la croissance exponentielle. Le boulanger du quartier qui a déjà une clientèle suffisante n’a peut-être pas envie de faire des heures supplémentaires, d’élargir son équipe, ou de construire une deuxième boulangerie. Si la première boulangerie lui permet de vivre, de s’épanouir dans son travail et d’alimenter le quartier, à quoi bon travailler plus ? Il y a plus de 22 000 coopératives en France et seulement 668 entreprises cotées en bourse. Sur les 4,5 millions d’entreprises sur le territoire, seulement 292 sont des grandes entreprises (> 5000 salariés et > 1,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires). L’entreprise moyenne en France n’est pas une gazelle qui veut devenir une licorne, c’est une petite entreprise conviviale qui n’aspire qu’à satisfaire les besoins de ses parties prenantes, sans forcément vouloir devenir une multinationale. Vu que les grands groupes sont responsables de la plupart des activités néfastes, la décroissance est avant toute chose la réduction de l’importance qu’ont prise ces mastodontes dans la vie économique.

Contre nature ?

Selon certains, l’être humain veut toujours avoir plus et que la croissance est la conséquence naturelle des comportements humains, quelque chose que les gens font tout seuls.

Pour Timothée Parrique, c’est mal connaître l’histoire des sociétés humaines que penser que nous avons toujours adulé l’argent et poursuivi son accumulation. La croissance économique des sociétés humaines n’a véritablement commencé qu’en 1820 dans les pays qui s’industrialisent. Le PIB ne fut inventé qu’en 1930 et son usage s’est internationalisé qu’après la Seconde Guerre mondiale. Les anthropologues le démontrent, de nombreuses sociétés, présentes et passées, aspirent à l’équilibre plutôt qu’à la croissance. Ce n’est pas surprenant. Rien dans la nature ne croît pour toujours. Notre corps s’arrête de croître à un certain âge et même les arbres finissent par atteindre une taille maximale. C’est l’une des caractéristiques le plus fondamentales du vivant : toute croissance à un début et une fin. 

Vouloir améliorer son sort est un désir sain mais produire plus n’est pas toujours le meilleur  moyen d’atteindre cette finalité. La recherche du progrès et du mieux-vivre n’est pas réductible à des courbes de croissance exponentielle, surtout pas de revenus. L’idée même de faire croître le bonheur agacerait bien des philosophes. Le bonheur n’est pas une histoire de quantité mais plutôt de qualité. Dans un contexte d’effondrement écologique et de crise sociale majeure, si nous étions vraiment animés par le désir d’améliorer notre situation (ou à minima, d’éviter de rendre le monde invivable), la grande majorité d’entre nous devrait privilégier la décroissance vers une économie stationnaire qui puisse prospérer sans croissance.   

Cette obsession pour la croissance économique, distinctive des systèmes productivistes contemporains, est une anomalie historique et anthropologique. L’associer à une quelconque nature humaine, c’est refuser le débat politique en tentant de légitimer une idéologie comme loi humaine universelle. Nous ne sommes ni égoïstes ni altruistes. Timothée Parrique n’oppose pas à la fable de l’individu calculateur celle d’une nature humaine aimable et généreuse. Les comportements qui sont aujourd’hui la cause de notre malédiction sont déterminés par des conventions sociales, rien de plus. Les chefs d’entreprise ne sont pas des monstres cupides, pas plus que les haut-fonctionnaires des bureaucrates sans passion et les publicitaires des escrocs. Nous jouons tous un rôle spécifique dans le grand théâtre de l’économie. La première étape pour la transformer, c’est d’admettre que ces rôles peuvent changer, que la banalité économique du mal n’est pas une fatalité. Nous en sommes là. 

Inacceptable ?

Pour certains, la décroissance sera considérée comme inaudible pour la majorité des travailleurs qui font face au chômage et à l’austérité, ou encore que la décroissance est inapplicable dans une démocratie et que l’appliquer reviendrait à s’opposer à l’avis largement majoritaire de citoyens en général peu soucieux de voir leurs revenus diminuer.

Et pourtant, comme le rapporte Timothée Parrique, la décroissance à le vent en poupe. Le baromètre de la consommation responsable de 2021 annonce que 52 % des personnes pensent “ qu’il faut complètement revoir notre système économique et sortir du mythe de la croissance infinie ”. Un autre sondage de 2019 demande “ quel est le moyen pour résoudre les problèmes écologiques et climatiques actuels et futurs ? ”, question à laquelle 54 % des interrogés répondent “ qu’il faut changer fondamentalement notre mode de vie, nos déplacements et réduire drastiquement notre consommation ”. Dans un sondage de mai 2020, 55 % des répondants choisissent “ une organisation de l’économie et de la société tendue vers l’équilibre ” selon le principe du “ moins mais mieux ” et cela devant toutes les autres options. En 2021 : 75 % des Français sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle “ l’économie devrait prioriser la santé et le bien-être des gens et de la nature plutôt que de se concentrer uniquement  sur les profits et l’augmentation de la richesse ”. Et même un sondage du Medef (le premier réseau d’entrepreneurs de France) affirme que 67 % des Français en 2020 se disent favorables à la décroissance. On notera également, que lors de la première session de travail en 2019 de la Convention citoyenne pour le climat, “ l’obsession pour la croissance ” fut considérée comme le principal frein à la transition écologique.

Timothée Parrique ne vois pas en quoi la décroissance serait inapplicable démocratiquement si elle s’avère être un progrès pour la majorité de la population. Ce sont ceux qui s’inquiètent aujourd’hui de leur “ pouvoir d’achat ” qui verront leur “ pouvoir de vivre ” s’améliorer avec la décroissance. Les seuls qui devraient résister à la décroissance sont la minorité à qui le capitalisme permet encore de s’enrichir au détriment des autres et de la nature en général.

Totalitaire ?

Pour certains, le décroissantisme légitime des pratiques totalitaires, ou encore une dictature de la décroissance dont le désir malsain est de faire le bonheur des gens à leur place.

Pour Timothée Parrique, c’est mal comprendre le capitalisme que de le qualifier de démocratique. En France, les 10 % des ménages les plus riches possèdent plus de la moitié de toutes les richesses. La minorité de ceux qui possèdent les moyens de production décide de quoi produire sans consulter personne. Ce n’est pas un mode de gestion démocratique, mais ploutocratique : la planification de l’économie par les riches. Plus on s’enrichit, plus on peut peser sur les décisions politiques et façonner les règles du jeu à son avantage. Produire et consommer davantage permettent l’enrichissement des puissants, un impératif imposé, que ceux-ci tentent désespérément de légitimer en l’associant au bien-être collectif. Et quand bien même nous pourrions voter avec notre porte-monnaie sans être influencés par la publicité, ce seraient les gros portefeuilles qui fixeraient la tendance.  

Faire le bonheur des gens à leur place est d’ailleurs une excellente caractérisation de la publicité, sorte de “ dictature invisible ” qui incite à l’achat. La Suède interdit la publicité ciblant des enfants de moins de douze ans et la France limite la publicité pour l’alcool et le tabac. Chaque fois qu’une loi de ce genre apparaît, les lobbies industriels dépensent des millions pour dépeindre ces mesures de “ bon sens ” comme une dégringolade vers la dictature. Serait-ce si terrible que ça d’imposer aux navigateurs internet la mise en place d’un bloqueur de publicité par défaut, d’interdire les avions publicitaire, le dépôt de brochures dans les boîtes à lettres, ainsi que les panneaux publicitaires dans les espaces publics. C’est la même chose aujourd’hui – et depuis 20 ans – pour le changement climatique. Le spectre de la “ dictature verte ” qui avait hanté le “ développement durable ” dans les années 1980 revient aujourd’hui pour protéger le système en place.

Bien sûr, comme le souligne Timothée Parrique, la décroissance nécessite la mobilisation courageuse de toute la force de la société. Il faut redescendre en dessous des plafonds écologiques, d’une façon ou d’une autre et cela ne se fera pas sans efforts et sans grincements de dents, ni même sans conflits sociaux légitimes. La nature nous impose des limites qu’il serait déraisonnable de ne pas respecter et notre liberté de produire et de consommer doit être désormais subordonnée à cette obligation écologique. Mais nous restons libres d’utiliser les ressources en dessous de ces seuils comme nous le voulons et d’organiser la transition de la décroissance pour qu’elle soit le plus juste, conviviale et démocratique possible.

Quoi retenir ?

La décroissance est un “mot de combat ” à la fois utilisé par ceux qui font le procès du système existant et par ceux qui le défendent. Parmi l’essaim de controverses qui entoure le concept, on trouve à la fois des clichés qui polluent le débat et des critiques qui le stimulent.

Non, la décroissance n’est pas une récession perpétuelle, un confinement pandémique, une apologie de la pauvreté, une pulsion révolutionnaire, une haine des entreprises, un refus de l’innovation et une forme de d’écodictature.

Mais oui, certaines questions qu’elle pose valent la peine d’être discutées, comme le lien entre écologie et capitalisme, le choix des mots et leur acceptabilité démocratique, le rôle de l’État dans la transition et les conséquences d’une décroissance sur les finances, ou encore les liens de dépendance entre pays du Nord et ays du Sud. Ces discussions sont d’ores et déjà amorcées et plus nous serons nombreux à y participer, mieux ce sera. Balayer la décroissance du revers de la main sans vraiment faire l’effort de la comprendre, c’est refuser de participer à l’un des débats les plus importants de notre temps.

Conclusion.

La décroissance est radicale (qui veut dire prendre le problème à la racine), car elle ne vient pas seulement panser les violences du capitalisme, mais aussi, et surtout, identifier les mécanismes qui les génèrent. Au lieu de “ verdir le PIB ”, de “ créer de l’emploi ” et de “ maintenir le pouvoir d’achat ”, elle donne à voir les forces souterraines auxquelles répondent nos choix de société et, de là, oblige à repenser notre rapport au monde, à la nature, à la justice, au sens de la vie et au bien-être. Au centre de toutes ces questions : la croissance, ce totem des sociétés modernes devenue obsession aussi individuelle que collective. Des pays à très hauts revenus comme la France, s’entêtent à poursuivre des “ contes de fées de croissance économique éternelle ”, quitte à mettre en danger la santé des écosystèmes et la qualité de vie de tous ceux qui en dépendent (nous tous finalement).

Le PIB est une bien piètre carte qui ne mesure qu’une toute petite partie d’un vaste territoire social et économique. Ce qu’un économiste néoclassique appelle un peu vite “ production ” n’est en fait souvent qu’une “ appropriation de richesses ” qui existaient déjà sous une autre forme avant d’être mobilisées dans l’économie marchande. Passé un certain seuil, la croissance du PIB cesse d’être une “ valeur ajoutée ” et devient une “ valeur arrachée ”, sorte de razzia du domaine social et écologique. Nous détruisons le vivant et le vivre-ensemble pour produire des pubs, des SUV et des repas livrés à vélo par des travailleurs précaires et nous osons appeler cela “ s’enrichir ”. S’entêter à vouloir “ croître sans limites ”, ce n’est pas du développement, c’est de la “ boulimie ”. L’absurdité de la situation ne manquera pas de consterner les générations futures, qui se demanderont à bon droit comment nous en sommes venus à organiser la société autour d’un unique indicateur monétaire, de la même manière que nous nous moquons aujourd’hui de ces tribus qui faisaient des sacrifices pour influencer la météo. La plupart des économistes croient dur comme fer à un futur verdissement du PIB et de la croissance, et cela malgré plusieurs décennies d’échecs cuisants. Les scientifiques ont tourné les chiffres dans tous les sens sans trouver aucune justification à leur optimisme. Il est épatant, au contraire, de constater comment cette formidable masse de données, ces milliers d’alertes ne font que recouper une vérité très simple : l’économie ne pourra jamais complètement se découpler de la nature. Pour le meilleur et pour le pire, nous sommes enfermés dans une biosphère dont les limites sont finies. Aujourd’hui, et jusqu’à preuve du contraire, chaque point de PIB supplémentaire nous rapproche d’un futur écologique que les scientifiques décrivent comme “ épouvantable ”.

Même si elle était biophysiquement possible, cette croissance exponentielle des activités monétaires ne serait pas pour autant désirable. Une journée ne contient que 24 heures et notre attention est limitée. Nous nous efforçons de faire croître ces merveilles que l’on peut vendre au détriment d’autres richesses, les vraies peut-être, que n’enregistre pas la comptabilité nationale. Or voilà que tous ces efforts pour une croissance qui détruit la nature et nous épuise ne viennent même pas honorer leurs promesses. L’économie croît mais la pauvreté subsiste. Les points de PIB s’accumulent mais le pouvoir d’achat de la majorité de la population stagne ou se détériore. La croissance crée des activités dont presque personne n’a besoin et des emplois dont presque personne n’a envie. Les marchés financiers se portent à merveille et pourtant les services publics patinent. L’économie grossit, mais la qualité de vie diminue. Un rapport des Nations unies de 1996 résume bien la situation : la croissance dont nous faisons l’expérience est “ sans emploi, sans pitié, sans voix, sans racines et sans avenir ”.

Le message du livre de Timothée Parrique est clair : il faut dire adieu à la croissance. Il nous faut “ sortir de la croissance ”, “ démanteler le régime de la croissance ”, “ démystifier la mystique de la croissance ” ; décroire pour pouvoir décroître. Pour le dire simplement, nous devons “ imaginer la vie économique au-delà d’un productivisme aveugle qui ne fait que compter les billets ”. Que peut-on encore se permettre de produire et de consommer ? La “ décroissance ” est une “ nécessité écologique ”, mais c’est aussi une “ aubaine  social et existentielle ”. “ Ralentir pour survivre ”, oui, mais ralentir surtout pour “ bien vivre ”, pour “ exister vraiment ”. Il est paradoxal que, d’une part, l’idéologie de la croissance célèbre l’innovation avec cette fervente conviction que tout peut sans cesse être amélioré par la technique et que, d’autre part, lorsqu’il s’agit du système même, l’économie capitaliste initiée au XIX soit considérée comme rigide, immuable et indépassable. Il faut démolir cette doxa immobiliste, ce “ there is no alternative ” thatchérien qui considère le capitalisme d’aujourd’hui comme la fin de l’histoire. Ce n’est pas le cas. L’économie, comme toute construction sociale, est plastique ; et dans les affaires humaines, quand on veut, on peut. Reste encore à imaginer quelle économie nous souhaitons voir advenir. Nous avons besoin de toute urgence d’une “ pédagogie des miracles ”, sorte de pédagogie des catastrophes inversée. Imaginez si nous avions autant de films de fin du capitalisme que de films de fin du monde.  L’imaginaire est un muscle et le nôtre s’est atrophié, fortement amolli par le manque de vision d’une génération d’économistes qui ne pensaient pas plus loin que le bout de leurs tableaux Excel. Il est grand temps de reprendre le contrôle  de notre avenir, de faire des pas-de-côté, de faire preuve de créativité et d’élargir l’horizon des possibles. Nous devons éduquer notre désir pour une autre économie, libérer l’avenir de l’éternel retour des systèmes économiques productivistes, qu’ils soient capitalistes ou socialistes ; nous devons “ révolutionner l’économie ”, c’est-à-dire lui rêver des avenirs radicalement différents du présent. Nous avons maintenant besoin d’une “ pensée du déraillement ” et d’une “ résistance civile ” massive pour faire sortir notre modèle économique de ces petites habitudes qui détruisent le vivant et le vivre ensemble. Nous n’avons pas besoin d’économistes dociles qui agissent en gentils plombiers du capitalisme, mais d’architectes d’économies alternatives. Fini les réparations, en avant la conception. Le véritable défi de ce début de siècle est “ d’inventer un système économique qui assure le bien-être pour tous dans les limites de la planète ”, la phrase phare du dernier rapport du GIEC. On pourrait aussi dire après Serge Latouche “ l’abondance frugale dans une société solidaire ”. Une économie joyeuse, non violente, participative, résiliente, juste et soutenable. Une économie centrée sur la qualité et non plus sur la quantité, où la convivialité l’emporte sur la productivité. Contre l’hubris et la démesure, la tempérance et la parcimonie ; contrecompétition et l’accélération, la coopération et la résonnance ; contre la domination et l’exploitation, l’autonomie et la sollicitude. Une économie qui satisfait le plus simplement possible sa fonction d’économie (une coordination parcimonieuse de notre contentement) sans coloniser le reste de la vie sociale et sans détruire le vivant. 

Cette autre économie, nous ne sommes pas les premiers à la vouloir. Chercheurs et citoyens engagés sont de plus en plus nombreux à concevoir  et à expérimenter des alternatives. Le mouvement Via Campesina a réinventé une agriculture paysanne soutenable et souveraine. Les Transition Towns ont redonné goût au municipalisme écologique et le mouvement des écovillages réinvente une nouvelle manière d’habiter ensemble. La Nouvelle-Zélande s’émancipe du PIB avec des budgets bien-être et des pays comme l’Équateur et la Bolivie modifient leurs Constitutions pour reconnaître  la nature comme un sujet de droit. En France, se sont multipliés ces dernières années les coopératives à lucrativité limitée, les monnaies locales, les Territoires zéro chômeur de longue durée et toute une panoplie d’autres instruments extrêmement précieux. Nous ne partons pas de rien.  Du côté des concepts, les modèles abondent. L’économie participaliste, l’économie du bien-être, l’économie du donut, l’économie du bien commun, l’économie permacirculaire, la démocratie économique, le socialisme participatif et l’écosocialisme. Le chantier est vaste mais les idées ne manquent pas : une économie convivialiste faite de communes frugales de permaentreprises contributives et de sociétés relationnelles, animée par un hédonisme alternatif et une poursuite de la résonnance ; une économie de la low tech avec une culture du travailler moins pour vivre mieux organisée en biorégions misarchiques et en cercles sociocrates selon le modèle du municipalisme libertaire. Il y en a beaucoup d’autres. Chacun de ces concepts est un morceau du puzzle pour nous permettre d’inventer l’économie de demain. Dressons les plans des utopies les plus audacieuses sans redouter les bouleversements qu’elles imposent. Nombre d’entre nous ont l’intuition que la réalité qu’on leur impose n’est qu’un décor peint recouvrant d’inquiétants rouages. Quand la plupart préfère le confort de l’ignorance et la sage berceuse médiatique, certains ne reculent pas devant les difficultés de l’introspection et acceptent de voir ébranler les convictions de l’ancien monde. Le livre de Timothée Parrique s’adresse, comme il le précise, à ceux qui prendront conscience que la matrice du capitalisme et de la croissance nous exploite et nous détruit.

Alors bien sûr, transformer une économie n’est pas une mince affaire. Une économie ne se monte pas comme un meuble en kit et disons-le d’emblée, toute réponse à la question du comment sera toujours quelque peu décevante. L’important est que nous avons déjà tous les outils en main. La littérature sur la décroissance propose d’innombrables mesures politiques concrètes – dans une étude récente Timothée Parrique et des collègues en ont recensé 380 instruments spécifiques – : réduction du temps de travail, revenu de base, garantie de l’emploi, taxes sur les transactions financières, interdiction de certaines formes de publicité, rationnement de l’énergie, comptes carbone et des centaines d’autres encore. La boîte à outils pour organiser la transition est de plus en plus fournie et ne demande qu’à être utilisée. Et d’ailleurs, cette transition n’attend pas les politiques. Si la décroissance est un changement de société, elle demandera la mobilisation de tous les acteurs. Nous devons produire et consommer différemment et pour cela nous devons réinventer notre mode d’organisation sociale. Notre missionTake back the economy ”, reprendre le contrôle pour façonner une économie démocratique, conviviale, juste et soutenable. Ce qui est sûr, c’est que nous ne devons pas relancer l’économie. Il faut “ faire barrière au monde d’avant ”, commele dit Bruno Latour. Relancer l’économie, c’est remettre en marche cette machine monstrueuse qui mange doucement le monde. Continuer le business-as-usual, c’est prendre la direction d’une mort certaine. Le temps est venu de rendre le capitalisme au néant qui l’a fait naître. Timothée Parrique le dit clairement : “ qu’il crève, comme système obsolète destiné à rejoindre dans les manuels d’histoire son homologue productiviste, le socialisme d’État de l’Union soviétique ”. Indignés contre l’injustice sociale et écologique de tous les systèmes productivo-extractivistes, nous sommes désormais en grève contre cette économie qui détruit le vivant. L’économie américaine fait l’expérience de la “grande démission ”, les jeunes chinois “ s’allongent par terre ”, le mouvement anti-productiviste progresse et les diplômés Français (entre autre d’Agro Paris Tech) renversent les tables. En plus de pénuries de matériaux et de cataclysmes écosystémiques, c’est maintenant la main-d’œuvre qui fait défaut. Plus personne ne veut travailler pour un système qui émiette le monde pour enrichir une poignée de déjà-riches. Ils ont raison. Nous ne donnerons pas notre temps, notre énergie et nos compétences à ce système. Nous ne collaborerons pas. Si certaines entreprises veulent faire la guerre au vivant et à l’humanité, nous refusons d’y participer et nous protégerons la nature et ceux qui en dépendent de toutes nos forces. Osons “ repenser notre modèle de croissance et explorer des modèles de décroissance sobre et prospère ”, comme le propose une étudiante d’HEC. Écoutons les étudiants de Polytechnique et “ construisons une société plus équitable, plus sereine de ralentissement choisi ”. Déserter, ce n’est pas abandonner, mais seulement un capitalisme vide de sens et à bout de souffle.

Est-ce que l’IA ne va pas nous permettre, par exemple, d’accélérer la maturation d’autres technologies, assurant une transition énergétique tout en douceur ? lui a demandé Rémi Noyon. À cette question, Timothée Parrique répond avec cette comparaison éclairante qui peutservir de conclusion :D’un côté, vous avez ceux qui font le pari qu’une “ technologie de rupture ” pourra sauver le climat sans bouleverser nos modes de vie. De l’autre, vous avez ceux – et j’en fais partie – qui font le pari d’une “ rupture sociale ” appuyée sur des low-tech. Ces deux paris ne sont pas symétriques : si on ne trouve jamais la technologie miracle, on aura déglingué la Terre sans avoir de plan B ; si on se lance dans la décroissance et que le progrès technologique finit par nous sauver la mise, eh bien, au pire, on aura tenté de baisser les inégalités et de redonner du sens à nos vies… ”

Ce à quoi j’ajouterai, que si on y arrive, il s’agira alors d’un véritable et formidable progrès humain dont nous avons cruellement besoin pour éviter, peut-être, de s’entre-détruire pour l’appropriation  de ressources naturelles (eau, terre, minéraux).

La question à se poser maintenant, individuellement et collectivement, n’est-elle pas : Dans quel monde voulons nous vivre et laisser aux suivants ? 


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