La croissance économique infinie, une nécessité absolue ! Vraiment ? 3ième partie

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La décroissance : un concept nébuleux, sans fondement scientifique, une chimère ou une étape d’un plan B pour satisfaire nos besoins sans tout détruire, épuiser, dérégler, perturber et mettre en péril notre survie ? Timothée Parrique retrace l’histoire de la décroissance qui, d’une simple objection de la croissance, est devenue un vaste domaine d’études pluridisciplinaires et d’actions pour finalement aboutir à un véritable projet de société que l’on peut qualifié de valable, viable et vivable.

Nous rapportons ici quelques contributions majeures dans ces divers champs d’intervention. Pour plus de détails sur les multiples intervenants qui ont contribué à la diffusion de la décroissance dans la conscience collective et lui ont donné ses lettres de noblesse, lire le cinquième chapitre de son ouvrage Ralentir ou Périr. 

L’émergence de la décroissance.

Cette émergence est le résultat d’une longue fermentation qui commence dans les années 1960. Dans la lignée de la contre-culture hippie et au terme des Trente-Glorieuses, la révolution de Mai 1968 popularise une critique antisystème nourrie d’écologie politique, de féminisme, de tiers-mondisme, d’anarchisme et d’anticapitalisme. La société s’agite et c’est à ces premières étincelles que l’on doit les prémices de la décroissance.

Le mot “ décroissance ” fait l’une de ses premières apparitions remarquées à l’occasion d’un débat public le 13 juin 1972 dans la bouche d’André Gorz, cofondateur du Nouvel Observateur et l’un des pères fondateurs de l’écologie politique. Pour comprendre cette première mention de la décroissance, Timothée Parrique indique deux ouvrages qui ont posé les termes du débat de l’époque. On doit le premier à Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994), un mathématicien et économiste roumain naturalisé américain. Il fut l’un des premiers à articuler les sciences naturelles avec l’économie pour proposer une nouvelle approche de l’économie qu’il appelle la bioéconomie et qui nourrira plus tard l’émergence du courant de l’économie écologique. Selon lui, la production économique doit être considérée comme une extension du processus biologique et, en tant que telle, se conformer aux principes de la thermodynamique et de l’évolution. La production s’accompagne d’une dissipation irréversible de l’énergie et de la matière. Rien ne se perd, rien ne se crée et tout se transforme (premier principe de la thermodynamique) et si cette transformation dégrade les ressources qu’elle utilise (second principe dit d’entropie), cela veut dire qu’il ne peut y avoir de croissance matérielle infinie dans un monde fini.  

Les limites à la croissance est le titre du deuxième ouvrage sans lequel nous n’aurions sûrement jamais parlé de décroissance. Il est le fruit de plusieurs années de travail par une petite équipe de modélisateurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) dirigée par Denis et Donella Meadows. Appliquant une nouvelle technique de modélisation (la dynamique des systèmes), ils construisent World3, un modèle sur ordinateur qu’ils utilisèrent pour simuler 12 scénarios prospectifs étudiant l’évolution de la production industrielle, la croissance démographique, la production de nourriture, la raréfaction des ressources et la pollution. Leurs conclusions furent sans appel : toute croissance exponentielle de la production et de la population finit tôt ou tard par outrepasser les limites écologiques de la planète. En conséquence, la santé de la planète exige que les sociétés humaines respectent un “ équilibre global ”. L’inquiétude des Meadows est aujourd’hui plus que justifiée. En 2008, Graham Turner, un chercheur australien, publie un article scientifique confirmant le “ Standard run ”des Meadows sur la période de 1970-2000. Plus récemment, Gaya Herrington a reconduit le calcul en 2020, confirmant la précision de certains scénarios jusqu’en 2019.

Nicholas Georgescu-Roegen nous offe une théorie (pas de croissance infinie dans un monde fini) et les Meadows une tentative de démonstration empirique (si la croissance continue, elle finira par rencontrer des obstacles écologiques). De la confluence de ces deux travaux va émerger une nouvelle idée : l’objection de croissance. En référence aux objecteurs de conscience, les objecteurs de croissance s’opposent à l’augmentation permanente de la production et de la consommation. André Amar, philosophe diplômé de l’École normale supérieure, dans un article intitulé La croissance et le problème moral, y écrit : “ Si la décroissance , au moins sous certaines formes, apparaît aujourd’hui comme nécessaire, on ne peut, en revanche, traiter superficiellement les problèmes économiques ou politiques qu’elle suscite ”. Il définit la croissance, comme un phénomène réel (la production industrielle de Gorz et des Meadows), mais aussi comme une “ idéologie ”. Pour l’auteur, le “ phénomène de la croissance ” est enraciné dans “ l’esprit de la civilisation occidentale moderne ”, ce qui l’amène à appeler à une “ mutation profonde de note pensée ” – proposition proche de ce que Serge Latouche appellera plus tard la “ décolonisation de l’imaginaire de la croissance ”. Sans grande surprise, ces quelques apparitions du terme “ décroissance ” ne suffisent pas à enflammer le débat public ; avec peut-être une exception. En 1973, Sicco Mansholt, vice-président de la Commission européenne, écrit à son président Franco-Maria Malfatti pour lui suggérer de substituer la recherche de la croissance économique à celle du “ bénéfice national brut ”. Un mois plus tard, il a été nommé président de la Commission après la démission de Malfatti. Il réitère alors son appel dans une interview accordée au Nouvel Observateur. “ La question est : étant donné les limites qui nous sont imposées à long terme pour la production d’énergie, de nourriture, de fer, de zinc, de cuivre, d’eau, etc., est-il possible de maintenir notre taux de croissance sans modifier profondément notre société ? En étudiant lucidement le problème, on voit bien que la réponse est non. Disons-le carrément : il faut réduire notre croissanceéconomique, notre croissance purement matérielle, pour y substituer la notion d’une autre croissance – celle de la culture, du bonheur, du bien-être ”. On retrouve ici la décroissance à la fois comme une réduction de la production matérielle mais aussi comme un projet de société centré sur de nouvelles valeurs. L’idée se développe sous d’autres appellations. Par exemple, Pierre Kende imagine un“socialisme non productiviste ” dès 1974 dans L’abondance est-elle possible? En 1977, l’économiste américain Herman Daly publie Steady-State Economics, où il développe un concept que l’on utilise toujours aujourd’hui : “ l’économie stationnaire ”. Suivant l’intuition optimiste de John Start Mill dans l’un des chapitres des Principes d’économie politique (De l’état stationnaire, 1848), Daly soutient que la croissance doit être considérée comme une étape temporaire vers la maturité et la suffisance. Au-delà d’un certain seuil, la poursuite de la croissance économique devient contreproductive, ce que Daly appellera plus tard la “ croissance entiéconomique ”. Daly n’était pas tout seul. Les années 1970 regorgent d’ouvrages qui seront plus tard appropriés par des auteurs contemporains pour défendre l’idée de la décroissance de l’économie.

La naissance de la décroissance.

Dans les années 1970, certains s’inquiétaient d’hypothétiques dépassements écologiques. Trente ans plus tard, les limites écologiques ne sont plus devant mais derrière nous. D’où l’évolution conceptuelle suivante : l’objection de croissance (l’inquiétude vis-à-vis une croissance potentiellement destructrice) va se transformer en “ décroissance ” (la prise de conscience qu’il ne faut pas seulement arrêter la croissance mais aussi rétrécir la taille de l’économie). Deux décennies de “ développement durable ” n’ont pas eu d’impact significatif sur notre trajectoire et l’avenir cauchemardesque annoncé par les Meadows est en train de se matérialiser. Parler de “ limites à la croissance ” ne suffit plus pour interpeller. Il faut aller plus loin et trouver un concept choc pour éveiller les consciences : la “ décroissance ”. Aprèsdeux décennies de gestation, deux évènements parallèles en 2002 font émerger le concept de décroissance tel qu’on le connaît aujourd’hui. En février 2002, le magazine écologiste militant Silence publie un numéro spécial intitulé Décroissance soutenable et conviviale. L’article d’ouverture du numéro spécial, signé Bruno Clémentin et Vincent Cheynet, pose pour la première fois la “ décroissance soutenable ” comme alternative à l’oxymore du “ développement durable ”, un développement qui ne pourra jamais être durable sans un dépassement du capitaliste et de son obsession pour la croissance. Un autre texte de la revue signé par Mauro Bonaiuti va plus loin.  L’auteur appelle de ses vœux une “ transformation profonde de l’imaginaire économique et productif  ”, où la “ décroissance  matérielle ” pourrait se transformer en une “ croissance relationnelle et spirituelle ”. On retrouve ici l’origine du moins de biens, plus de liens, qui deviendra plus tard l’un des slogans du mouvement. La décroissance n’est plus seulement moins (de production) mais aussi plus (de relations sociales, de résonnance, de bonheur, etc.). Encore plus novateur, l’article de Serge Latouche y adjoint une dimension radicalement nouvelle : la décroissance comme “ décolonisation de l’imaginaire de la croissance ”. L’auteur invite à échapper au développement et à l’économisme, associant la décroissance à l’abandon d’un imaginaire économique, c’est-à-dire de la croyance que “ plus ” est toujours synonyme de “ mieux ”. C’est à partir de là que Serge Latouche commencera à conceptualiser la décroissance comme une “ sortie de l’économie ”, c’est-à-dire l’abandon d’une vision utilitariste du monde, caractérisée par une relation extractiviste avec la nature, un productiviste aveugle, une marchandisation des relations sociales, des pulsions consuméristes illimitées et une obsession de l’argent et de son accumulation. La “ décolonisation de l’imaginaire de la croissance ” capture bien l’idée centrale du concept : se défaire d’un mode de pensée monomaniaque obsédé par la valeur monétaire et son accumulation et constitue un slogan contre-culturel, une critique du capitalisme comme idéologie. D’où la boutade phonétique de Serge Latouche : avant de “ décroître ”, il faut d’abord “ décroire ”, se débarrasser de la religion de la croissance.

Si le maître mot de l’objectif de croissance des années 1970 était “ réduction ”, celui de la décroissance des années 2000 est bien “ émancipation ”. Le nouveau projet de la décroissance vise à déconstruire le grand récit de la croissance, ainsi que les sous-idéologies qui l’alimentent : “ l’économisme ” qui sacrifie tout pour l’économie ; le “ néolibéralisme ” et sa gouvernance par les marchés ; “ l’extractivisme ” et l’exploitation sans fin de la nature ; “ l’utilitarisme ” comme culte de la maximisation ;  le “ capitalisme  ” et sa dévotion pour l’accumulation du capital ; le “ commercialisme ” comme transformation du monde en marchandises ; le “ consumérisme ” et ses besoins illimités ; le “ techno-scientisme ” comme refus des limites. À cette époque, la décroissance est avant tout une théorie critique, un reflet d’un modèle de développement spécifique et une stratégie pour s’en extirper, mais pas encore un projet de société idéale, que Timothée Parrique décrit comme la “ post-croissance ”. Quelques jours après la publication du numéro spécial de Silence se tient à Paris une conférence intitulée Défaire le développement, refaire le monde. Elle sera considérée par Serge Latouche comme l’acte fondateur du mouvement décroissant. Dans le sillage de cet événement naît le “ Réseau des objecteurs de croissance pour l’après-développement ”, dont le manifeste rédigé par Serge Latouche plaide pour une société dans laquelle les valeurs économiques auraient perdu leur centralité et pour une décolonisation de notre imaginaire et une déséconomisation des esprits.

Le premier livre sur la décroissance sort en septembre 2003 : Objectif décroissance. Vers une société harmonieuse. Ce concept de “ décroissance soutenable ” attise la curiosité du Monde diplomatique qui publie, pour la première fois, une tribune de Serge Latouche sur le sujet : Pour une société de décroissance. Il y écrit : “ c’est donc à la décroissance qu’il faut travailler : à une société fondée sur la qualité plutôt que sur la quantité, sur la coopération plutôt que la compétition, à une humanité libérée de l’économisme se donnant la justice sociale comme objectif ”. Il n’est plus question d’une société “ en ” décroissance (le rétrécissement productif de Gorz) mais d’une société “ de ” décroissance, c’est-à-dire une société animée par certaines valeurs. Après la décroissance inéluctable des années 1970, le projet évolue et devient une décroissance conviviale, l’utopie d’une autre prospérité.  Le mensuel La Décroissance, le journal de la joie de vivre est créé en mars 2004 sous la direction de Vincent Cheynet et Bruno Clémentin, les deux créateurs du concept de “ décroissance soutenable ”. Notons ici l’évolution par rapport aux années 1970. Plus qu’une simple stratégie écologique, la décroissance devient une “ philosophie centré sur des valeurs ” comme l’autonomie, la coopération, la suffisance, le partage, la convivialité et la sollicitude.

Le slogan de la décroissance soutenable s’est vite propagé dans d’autres pays (Belgique, Québec, Catalogne, Allemagne, etc.). La décroissance voyage, mais c’est en France qu’elle s’étend le plus. La décroissance s’étend comme domaine d’action : colloques, manifestations, marches, etc. Le mouvement de la décroissance, s’organise autour de deux groupes : le Parti pour la décroissance, une formation politique à ambition électorale et le Mouvement des objecteurs de croissance, mouvement à vocation non électorale.

La décroissance n’est pas seulement un domaine d’action, mais aussi un domaine d’étude, à l’époque dominé par deux penseurs, Serge Latouche et Paul Ariès. Paul Ariès, un politologue lyonnais, donne à la décroissance une saveur plus politique que le simple rétrécissement productif des années 1970. Ariès parle de “ décroissance équitable ”, liant écologie et lutte contre les inégalités. Il la décompose en 13 chantiers : détruire l’idéologie du progrès, celle du consumérisme et celle du travaillisme ; relocaliser, organiser la gratuité des biens essentiels, respecter la nature, retrouver un mode de vie authentique, en lien avec le corps, le temps et l’espace ; garantir l’autonomie, resymboliser la société et développer le mouvement pour la décroissance. En 2006, Serge Latouche publie l’ouvrage francophone de référence sur le sujet. Intitulé Le pari de la décroissance, il y décrit la décroissance comme un cercle vertueux composé de 8 changements indépendants : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser et recycler. Tout commence par (1) le changement des valeurs associées à l’économie de croissance, par exemple, en substituant la coopération à la compétition, l’altruisme à l’intérêt personnel, la sollicitude à la prédation. Changer les valeurs signifie nécessairement (2) remettre en question les concepts qui servent à interpréter la réalité, comme la richesse, la sobriété, l’abondance et la rareté. La remise en question de ces concepts entraînerait une transformation des modes (3) de production et de consommation, ainsi que de (4) la distribution des droits fonciers, des ressources naturelles, de l’emploi et de la richesse. Pilier incontournable des huit changements, la (5) relocalisation doit être économique, culturelle et politique. Il résultera de ces changements (6) une réduction d’un certain nombre de produits indésirables de la société capitaliste néolibérale, la surconsommation, les déchets et le temps de travail. Pour réduire l’empreinte écologique il faut (7) réutiliser les objets et (8) recycler. Si Ariès se focalise sur les stratégies politiques, Latouche rejette l’idée d’une prise de pouvoir électorale et mise sur une transformation de la société civile. Dans les années 2000, la décroissance est en pleine croissance. Les idées s’amoncellent et on s’y perd facilement. Fabrice Flipo, philosophe des sciences et des techniques à l’université Paris-Diderot, publie un article académique intitulé Voyage dans la galaxie décroissance, avec pour objectif de cartographier le domaine de la décroissance. Selon l’auteur, la décroissance se situe à la confluence des courants de pensée ou sources. L’écologie décrit les dégradations causées par la croissance ; la bioéconomie en démontre les limites biophysiques ; la source dite culturaliste rejette une vision spécifique du développement centrée sur la croissance ; la démocratie résiste à un économisme envahissant ; et la source spirituelle met l’accent sur le fait que la croissance ne contribue pas au bonheur. La décroissance comme concept s’affine et se précise.

La décroissance aujourd’hui.

Même si le concept a connu un relatif succès dès 2002, c’est véritablement à partir de 2008 qu’il s’ouvre à des cercles plus larges, notamment à travers un cycle de conférences, une littérature scientifique, des ouvrages, des revues, des cours, des manifestes, des groupes de travail et d’action et des programmes politiques. Ce qui n’était qu’un slogan provocateur est devenu un véritable mouvement. Timothée Parrique donne un aperçu de l’étendu de la décroissance comme domaine d’étude et d’action. Pour sa part, la société civile n’attend pas la prise de conscience de ses politiques et de plus en plus sont séduits et convaincus par les idées de la décroissance, souvent découverte dans des livres ou documentaires.

Conclusion.

Quand on parle de décroissance aujourd’hui, il faut donc bien intégrer les trois acceptations évolutives du concept.

La décroissance comme “ objection de croissance ”, fidèle à l’inquiétude des Meadows. Quelques décennies plus tard, nous sommes dans le rouge et nous réalisons que les précurseurs avaient raison : la croissance est bel et bien en train de causer, non seulement la destruction du monde vivant, mais aussi le renforcement des inégalités et un mal-être généralisé.

Naît alors la décroissance  comme “ un désir non seulement de réduire la taille de l’économie, mais aussi de sortir de la croissance, de décoloniser notre imaginaire et nos sociétés de l’impératif productiviste enrichissement sans fin ”.

Après avoir développé une critique solide, la décroissance élabore “ une utopie avec la post-croissance, une société alternative construite sur de nouvelles valeurs ”.

Comprendre les implications concrètes de la décroissance comme période de transition et de la post-croissance comme destination souhaitée est l’objectif des chapitres suivants de l’ouvrage Ralentir ou Périr, et donc de la suite de cette chronique.

Lire la suite : la croissance économique infinie … 4ième partie.   


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