Dans son ouvrage Ralentir ou Périr, Timothée Parrique présente les limites écologiques, sociales et politiques de la croissance économique, dont nous rapportons ici l’essentiel.
Les limites écologiques de la croissance.
Faut-il limiter la production ou bien croire que l’on pourra la rendre inoffensive pour l’environnement ? Autrement dit : peut-on “ découpler ” économie et écologie, développer la première sans détruire la seconde ? Loin de ne concerner que les seuls spécialistes, cette question se trouve désormais au centre des principaux enjeux de civilisation.
Croissance verte et découplage.
Timothée Parrique définit d’abord les termes clés du débat, à commencer par la “ notion de découplage ”. Deux variables sont dites “ couplées ” si l’une évolue proportionnellement à l’autre (par exemple, plus de A signifie plus de B) et elles se découplent lorsqu’elles cessent de le faire. Quand on évoque la “ croissance verte ”, le découplage fait référence à la dissociation entre la croissance du PIB (la variable économique) et les pressions environnementales (la variable écologique). Par “ pressions environnementales ”, Timothée Parrique entend l’ensemble des conséquences que les activités humaines ont sur la nature, que ce soit à travers l’utilisation des ressources (les matériaux, l’énergie, l’eau et les sols) ou ses conséquences sur l’environnement (dérèglement climatique, perte de biodiversité, acidification des océans, pollution de l’air, de l’eau, du sol, pollution lumineuse et sonore, etc.) Timothée Parrique parle de “ charge écologique ” pour prendre en compte la totalité des pressions qu’une société exerce sur la nature qui l’entoure.
On dira qu’un découplage est “ partiel ” si la dissociation ne concerne que quelques pressions (par exemple, les émissions de CO₂ mais pas l’usage des matériaux, la pollution des sols, l’impact sur la biodiversité, etc.) et on le décrira comme “ total ” s’il inclut tous les composants de la charge écologique. Un découplage peut être également “ relatif ” ou “ absolu ”. Un découplage relatif, c’est lorsque la charge écologique s’accentue avec la croissance de la production, bien que moins vite qu’elle. Dans le cas d’un découplage absolu, en revanche, la charge écologique diminue sans baisse correspondante des activités économiques ou, inversement, les activités économiques augmentent sans hausse de la charge écologique. Le découplage peut se faire de deux manières. On parlera de découplage par le “ haut ” lorsque c’est la variable économique qui s’émancipe de la variable écologique. À l’inverse, un découplage par le “ bas ” décrit une situation où la variable économique reste plus ou moins constante alors que la variable écologique baisse. Ce serait le cas après l’introduction de nouvelles technologies moins polluantes, par exemple. Un découplage peut-être “ local ” lorsqu’il ne s’applique qu’à un endroit spécifique ou “ global ” s’il agit à l’échelle de la planète. Un découplage peut aussi être “ temporaire ” ou “ permanent ”. Un découplage temporaire donne l’illusion d’une victoire, mais ce n’est souvent qu’un déplacement du problème dans le temps.
Récapitulons : une “ croissance véritablement verte ” au sens du développement durable serait une croissance de la production juxtaposée à une baisse de la charge écologique totale de l’économie. Ce serait donc une croissance adossée à un découplage total qui serait absolu, par le bas, globale et permanent. Et bien sûr, la réduction de la charge écologique devrait être assez rapide pour éviter de dépasser les limites planétaires. Or, une telle croissance verte n’a, à ce jour, jamais existé.
Le découplage : une fakenews.
L’hypothèse du découplage date des années 1990 et des travaux empiriques de quelques économistes qui, étudiant le lien entre le PIB et certains impacts environnementaux spécifiques, découvrirent des courbes en cloche assez optimistes. Optimistes, car, selon leurs observations, la charge écologique serait corrélée au revenu que jusqu’à un point (le sommet de la cloche) à partir duquel la tendance s’inverserait – la croissance commencerait à verdir. Ce qu’on appelle aujourd’hui la courbe environnementale de Kuznets était née et avec elle, l’espoir d’une réconciliation entre économie et écologie. Timothée Parrique avec six collègues ont publié en 2019 un rapport faisant l’état des lieux de la recherche sur le découplage. Après avoir passé au peigne fin plusieurs centaines d’études empiriques sur le lien entre la croissance économique et l’usage des matériaux, de l’énergie, de l’eau, des sols, les émissions de gaz à effet de serre, la pollution de l’eau et la perte de biodiversité, force est de constater qu’aucune étude ne justifie les espoirs actuellement investie dans la croissance verte. Les découplages quand ils existent sont majoritairement relatifs, souvent temporaires et concernent uniquement une minorité des pressions environnementales. Et même dans les cas de découplage les plus significatifs, les taux de réduction restent dérisoires. En 2020, un groupe de 16 chercheurs a passé en revue l’intégralité de la littérature sur le découplage, soit 835 articles scientifiques contenant pas moins de 1 157 analyses. Les auteurs concluent que les taux de découplages observés ne permettront pas une réduction conséquente de l’utilisation des ressources matérielles et des émissions de gaz à effet de serre. Cette conclusion est lourde de conséquences : la croissance prétendument verte célébrée par les gouvernements et les agences internationales ne l’a jamais vraiment été. C’est d’ailleurs l’argument que Timothée Parrique défend, l’impression d’un découplage significatif du PIB et de la charge écologique est une illusion et cela pour au moins 5 raisons : on ne parle que de carbone ; on ne comptabilise pas les importations ; le découplage n’est souvent que temporaire ; les ordres de grandeur sont loin d’être suffisants ; et on ne prend pas en compte le fait que ce verdissement est partiellement expliqué par des faibles taux de croissance du PIB. Pour plus de détails concernant ces raisons, nous vous invitons à lire le chapitre 2 de son ouvrage Ralentir ou Périr.
Un découplage improbable.
L’avenir n’est jamais écrit, diront certains et l’absence historique de découplage est insuffisante pour prouver qu’il ne se matérialisera pas demain. Voilà le cœur de la controverse : est-il probable ou non qu’un découplage suffisant entre charge écologique et croissance du PIB puisse avoir lieu dans les années qui viennent ? D’après les recherches de Timothée Parrique, y croire reste un pari hasardeux et ce pour au moins les cinq raisons suivantes : l’augmentation des dépenses énergétiques ; les effets rebond ; l’empreinte écologiques des services ; les limites du recyclage et les freins technologiques. Pour plus de détails concernant ces raisons, nous vous invitons à lire le chapitre 2 de son ouvrage Ralentir ou Périr.
Pour bien fixer les idées, voici concrètement la “ charge écologique ” de la “ production d’une seule batterie ” pour un véhicule électrique selon Jeff Brown, ingénieur et investisseur financier :
- 11 000 kilos de saumure de lithium sont nécessaires pour produire les 15 kilos de lithium pur requis pour une seule batterie de véhicule électrique (VE).
- 13 500 kg de minerai de cobalt sont nécessaires pour produire une seule batterie de véhicule électrique.
- 2 500 kg de minerai de nickel sont nécessaires pour produire suffisamment de nickel.
- 450 kg de minerai de graphite par batterie.
- 13 500 kg de minerai de cuivre.
Au total, environ 40 000 kg de minerai sont nécessaires pour produire une seule batterie de véhicule électrique. Mais il y a pire. Pour atteindre tout ce minerai, il faut enlever entre 3 et 20 tonnes de terre pour accéder à un gisement de minerai. C’est ce qu’on appelle les morts-terrains, c’est-à-dire les arbres, l’herbe, les rochers et l’habitat naturel qui doivent être retirés de la surface de la Terre avant que le processus d’extraction des minéraux ne puisse commencer. Et pour extraire 40 000 kg de minerai, il faut enlever entre 200 000 et 1 500 000 kg de terre… pour un seul véhicule électrique. Imaginez l’impact environnemental pour 100 millions de VE, ou 500 millions de VE !
Il convient également de mentionner que tous les équipements miniers massifs, les transporteurs, les foreuses, etc. fonctionnent tous avec des carburants à base de pétrole. Et la quasi-totalité des batteries de VE produites et fabriquées à l’aide d’électricité sont produites à partir de combustibles fossiles, principalement le charbon. En fait, selon une estimation, le « coût » de production d’une seule batterie de VE capable de contenir l’énergie équivalente à un baril de pétrole utilise l’équivalent de 100 barils de pétrole. Cela vous semble-t-il “ vert ”et “ propre ” ?
Conclusion.
L’hypothèse d’un découplage foudroyant qui permettrait de verdir le PIB et concilier croissance économique et soutenabilité écologique ne passe pas l’épreuve des chiffres. Les cas de découplage sont rares. Rares et décevants car partiels, temporaires, souvent relatifs et toujours avec des ordres de grandeur insuffisants. Difficile de contester ce résultat après le volet sur l’atténuation du dernier rapport du GIEC qui a une fois pour toute, enterré l’hypothèse de croissance verte : “ le découplage absolu n’est pas suffisant pour éviter de consommer le budget d’émission de CO₂ restant dans le cadre de la limite de réchauffement planétaire de 1,5⁰ C ou 2⁰ C et pour éviter un effondrement climatique. Même si tous les pays découplent en termes absolus, cela pourrait encore ne pas être suffisant ”. Peut-on faire mieux ? Compte tenu des contraintes identifiées par Timothée Parrique, les plus grands doutes sont permis. Sommes-nous donc prêts à risquer un effondrement écologique pour le découvrir ? Pas sûr. Face à cette situation, la raison amènerait-elle pas à réduire au maximum la cause première ? On peut donc raisonnablement penser à la solution de la sobriété et de la décroissance pour éviter un effondrement écologique… dont assurément nous n’en sortirons pas indemne.
Les limites sociales de la croissance.
La production ne peut passe faire contre la nature, ou du moins jamais longtemps. Toute économie qui dégrade ses écosystèmes scie la branche sur laquelle elle repose. Mais ce n’est pas sa seule limite. Tout processus de production repose non seulement sur la nature, mais aussi sur la nurture, ce mot anglais désignant notre capacité à prendre soin de nous-mêmes et des autres. Sans toute l’infrastructure sociale que nous entretenons à travers des interactions non économiques, la production marchande serait tout simplement impossible. Et tout comme les écosystèmes terrestres, ces “ sociosystèmes ” ne peuvent pas croître indéfiniment car ils dépendent du temps qu’on leur dédie, ce temps étant lui-même fondamentalement limité. L’augmentation exponentielle de l’activité marchande finit, tôt ou tard, par se heurter à ce que les économistes féministes appellent les “ capacités reproductives ” d’une société.
La sphère de la reproduction.
Sans la bien généreuse Margaret Douglas pour prendre soin de lui toute sa vie, le pauvre Adam Smith ne serait sûrement jamais devenu l’intellectuel que l’on connaît. Autrement dit, la “ production ” des travaux d’Adam Smith dépendait de la “ reproduction ” de ses capacités à écrire, tâche qui incombait à sa mère. Comme le démontre Timothée Parrique, cette logique de dépendance de l’économie à l’extra-économique s’applique à toute forme de production. Bref, derrière chaque “ produit ” se cache une “infrastructure sociale ” dont le rôle est déterminant. En économie féministe, on appelle ça les “ forces reproductives ”. La sphère de la reproduction comprend toutes ces choses qui contribuent au soin, à l’entretien, au renouvellement et à l’amélioration de notre capacité de travail et plus généralement au bon fonctionnement de la vie sociale. Elle inclut notamment les tâches domestiques, l’entraide au sein d’une famille ou entre proches, mais aussi la réciprocité, le travail informel, le bénévolat, l’engagement associatif et militant et de manière générale, toutes ces petites actions qui accommodent le vivre ensemble. On a d’un côté des éléments courts et récurrents qui reproduisent la force de travail, comme se nourrir, se loger, se soigner, se vêtir et tous les autres actes quotidiens qui nous maintiennent en vie et de l’autre, les éléments longs qui ont à voir avec l’éducation, la culture, la sécurité et la qualité de notre environnement. La sphère de la reproduction est d’ailleurs bien plus vaste que celle de la production. Le travail domestique, selon un calcul de 2010, représenterait entre une à deux fois le temps de travail rémunéré, soit entre un et deux tiers du PIB selon le salaire qu’on lui attribuerait.
Le postulat de base ici est le suivant : ceux qui produisent sont eux-mêmes produits. Par exemple, pour que la boulangère puisse faire du pain, il lui faut une recette, des ingrédients, un four et de l’énergie (les facteurs de production), mais aussi de la confiance en soi, un corps reposé et en bonne santé, une humeur équilibrée et un environnement sain (les facteurs de reproduction). Autrement dit : toute activité économique s’appuie sur une activité extra- économique. Trop souvent, les “ fonctions de production ” des économistes ne prennent en compte que ce qui est utilisé au moment de la production, à l’endroit où elle prend forme. Mais chaque facteur de production (la nature et les outils, le temps de travail et les institutions) est lui-même le produit d’un processus de production en dehors de l’économie comptable – ou pourrait parler de “ productions sociales et écologiques ”. Imaginons trois cercles concentriques de différentes tailles : la sphère de la “ production marchande ” est encastrée dans la sphère plus large de la “ reproduction sociale ”, elle-même encastrée dans l’économie du vivant ou sphère de la “ production écologique ”. Qui dit encastrement dit interactions. Ce qui se passe en dehors de l’usine influence ce qui se joue à l’intérieur et vice-versa et ce qu’on appelle un peu vite la “ croissance ” est parfois seulement une “ appropriation ” d’une valeur déjà existante mais non monétarisée. Ainsi, les “ écosystèmes ” fournissent des services comme la pollinisation, l’assainissement de l’eau, ou la régulation du climat – “ la biosphère est une toile de vie ” selon l’expression du physicien Fritjof Capra. De la même manière ; les “ sociosystèmes ”nous délivrent une multitude de services cruciaux : nos parents nous éduquent, nos amis veillent sur nous, toute une foule de personnes allant des voisins bienveillants aux bénévoles s’occupent de notre santé, de notre sécurité et de notre bien-être. C’est une “ toile de vie sociale ”, un tissu vital à la fois indispensable et fragile. On trouve des activités reproductives à l’échelle de l’individu, de la communauté et de la société. Sans cette capacité de se reposer, par exemple, et toute l’infrastructure qui la permet notre “ force productive ” ne ferait pas long feu.
Le budget temps de l’économie.
Comme toute activité de production, les tâches reproductives prennent du temps. Si la disponibilité de l’énergie et des matériaux représente la limite biophysique à toute activité humaine, le “ temps disponible ” représente sa “ limite sociale ”. Le temps “ disponible ” à la production se heurte à des limites physiques (24 heures par jour), physiologiques (16 heures éveillées) et sociales (disons entre 5 et 7 heures de labeur par jour, en fonction des conditions). On peut optimiser la production jusqu’à une certaine limite, mais peu importe notre mode d’organisation sociale, nous ne travaillons jamais plus de 24 heures par jour. Toute économie fonctionne donc avec un budget temps limité. Si la finitude des ressources naturelles implique qu’aucune production matérielle ne puisse croître indéfiniment, celle du temps disponible implique qu’aucune production tout court ne peut croître indéfiniment. On pourrait donc dire que l’économie consiste à organiser ensemble le partage de nos finitudes. Le partage du travail est l’une des relations économiques les plus essentielles, l’un des nombreux protocoles de gestion parcimonieuse de ressources limités. Avec 30 millions de personnes actives et en enlevant huit de sommeil quotidien et les jours de repos, la force de travail française théorique est de 145 milliards d’heures par an. Voilà le budget temps total de la France, par exemple. Il faut d’abord le répartir entre l’économie et le reste : combien de temps faut-il pour produire les choses qui nous permettent de satisfaire nos besoins versus le temps qu’on préférerait passer en loisirs ? Ensuite, au sein de l’économie, il faudra choisir combien d’heures dédier aux productions marchandes et aux autres formes de production. Et finalement, au sein même de l’économie marchande, il faudra répartir les heures de production disponibles entre différents biens et services. L’idée d’une croissance économique sans fin suggère que toutes ces activités peuvent augmenter en même temps. Mais c’est faux. L’activité économique peut gagner en efficience mais ne pourra jamais s’affranchir complètement de la contrainte que représente son budget temps.
Le fantasme magique de l’innovation.
Certes, objectera-t-on, mais le progrès technique permet de dépasser cette limite. Une heure de travail aujourd’hui permet de produire plus qu’une heure de travail il y a un siècle, et cela, car les techniques de productions se sont améliorées (on dira que la productivité du travail a augmenté). Une économie découplée de l’utilisation des ressources naturelles (c’est-à-dire où la croissance n’aurait plus de limites biophysiques) et où toute production additionnelle se ferait grâce à des techniques de productions plus efficaces (c’est-à-dire où la croissance n’aurait plus de limites sociales) pourrait en effet croître pour toujours, mais cette situation souvent “ fantasmée ” par les économistes est une “ chimère ”. Dans une fonction de production avec deux facteurs de production (travail et capital) toute croissance de production qui n’est pas due à l’augmentation de ces deux facteurs sera attribuée à ce que les économistes appellent le “ progrès technique ”. Le progrès technique est conceptualisé comme un “ résidu ” quasi magique, c’est-à-dire cette partie de la croissance de la production qui ne peut-être attribuée à une croissance proportionnelle de l’utilisation des facteurs de production. Si je travaille 1,5 fois plus longtemps et que je produis deux fois plus, alors le progrès technique sera alors de 0,5. Pourtant, cette croissance n’a rien de magique. Peut-être suis-je plus productif parce que je suis mieux reposé, mais comment ai-je réussi à être mieux reposé ? Le facteur de production “ travail ” dépend du facteur de reproduction “ repos ”. Si je travaille 1,5 fois plus longtemps et que je produis deux fois plus parce que je suis mieux reposé, le “ résidu ” de 0,5 n’est pas du progrès technique, c’est du “ temps de repos ”. Autre exemple, cette fois-ci en ajoutant l’aspect écologique : supposons que les récoltes agricoles augmentent suite à un afflux d’insectes pollinisateurs et micro-organismes dans les sols. Les rendements agricoles augmenteront donc à nombre de fermiers et de tracteurs constant. Est-ce vraiment du progrès technique ? Pas vraiment, c’est simplement l’augmentation d’un facteur de production qui n’était pas pris en compte par la comptabilité nationale. Quand on étend la fonction production aux services écosystémiques et sociosystémiques, on se rend compte que toute production supplémentaire n’apparaît jamais miraculeusement. Au contraire, elle demande très souvent la mobilisation accrue d’autres facteurs.
Ce qu’on appelle “ innovation ” est une forme de production à part entière. Les outils ne s’inventent pas tous seuls. Pour avoir des machines plus performantes, il faut d’abord des inventeurs plus créatifs – mais comment ces inventeurs deviennent-ils plus créatifs ? Ils s’éduquent, se forment et souvent, passent du temps à imaginer. Et pour que cela puisse se faire, toute une foule de personnes doit travailler (même si elles ne sont pas payées pour le faire) afin de créer un contexte – une infrastructure sociale – fertile à ces activités.
Le “ progrès technique ” nous fait-il vraiment gagner du temps ?
Autre problème : la manière dont la plupart des économistes conceptualisent la production ne prend en compte qu’un périmètre temporel et géographique limité – le ici et maintenant. Si je me déplace de A à B maintenant tout de suite, j’aurais l’impression qu’utiliser une voiture au lieu d’un vélo me fait gagner du temps, car la voiture va plus vite. Mais pour savoir si j’ai personnellement gagné du temps, il faut aussi prendre en compte d’autres facteurs, à commencer par le temps nécessaire pour gagner le revenu qui m’a permis d’acheter la voiture, mais aussi le temps perdu dans les bouchons, celui passé à l’entretien du véhicule, etc. Ce n’est pas la “ vitesse instantanée ” qui compte mais la “ vitesse généralisée ”. Dans les années 1970, Jean-Pierre Dupuy, ingénieur polytechnicien, affirmait que la vitesse généralisée de l’automobile (qu’il estimait à environ 16km/h) est en général, inférieure à celle de la bicyclette. Si nous roulions tous en Ferrari, nous pourrions conduire très vite sur le “ moment ”, mais ce gain serait plus qu’annulé par un surcroît de travail pour permettre la production des Ferrari qui, prend beaucoup plus de temps que la fabrication d’une Citroën Ami. C’est ce que le philosophe Ivan Illich appelle un “ seuil de contre-productivité ” : la voiture que nous avions initialement inventée pour gagner du temps finit par nous ralentir.
Le problème de ce calcul est qu’il ne prend en compte que le temps de travail personnel. Mais pour savoir si l’usage nous permet collectivement de gagner du temps, il faudra inclure le temps de travail à travers tout le cycle de vie du produit. Il faudrait aussi inclure le temps perdu à cause des “ externalités négatives ” générées par cette production : les heures supplémentaires passées à cultiver des terres rendues moins fertiles par le réchauffement climatique, à traiter les maladies des personnes affectées par la pollution de l’air, les accidents de la route, etc. Si on appliquait à l’ensemble de nos productions le test de “ l’empreinte du temps ”, il y a fort à parier qu’une grande partie de nos “ innovations ” que l’on pense économes en temps se révéleraient terriblement chronophages à l’échelle macroéconomique. Donc augmenter notre vitesse ne nous fait pas toujours gagner du temps. Selon la logique déjà démontrée en 1950 par l’économiste Karl W. Kapp dans Les coûts sociaux de l’entreprise privée, les individus privatisent les bénéfices (la possibilité de se déplacer plus rapidement, c’est-à-dire la vitesse instantanée) tout en socialisant une partie des coûts (le temps perdu à entretenir toute l’infrastructure permettant à ces personnes de prendre l’avion, par exemple, la vitesse généralisée). Morale de l’histoire : pas de croissance infinie dans un monde fini ; passés certains seuils, la vitesse des uns se fait aux dépends d’un ralentissement pour les autres.
La contradiction de la reproduction sociale.
Beaucoup plus souvent qu’on le croit, l’économie est un jeu à somme nulle. La croissance de la partie émergée de l’économie (celle mesurée par le PIB) ne peut se faire qu’au prix d’une baisse de la croissance potentielle de sa partie immergée. C’est vrai pour les ressources naturelles et le temps, ainsi que pour les biens et les services. Quand on entend “ croissance ” d’une économie développée, il ne faut pas penser à l’apparition miraculeuse de richesse, mais plutôt à l’augmentation de quelque chose au prix de la réduction d’une autre. Différents activités se font concurrence pour une quantité limitée de ressources, dont le temps. Dans une économie capitaliste, le marché récompense ce qui rapporte le plus d’argent et vient donc désavantager les activités non marchandes ou semi-marchandes comme le bénévolat ou les coopératives. Parce que leurs produits ne se vendent pas (ou du moins, bien moins cher, que leurs alternatives marchandes), les activités reproductives se retrouvent négligées par un système économique qui privilégie les productions les plus lucratives. Comme le ferait un aimant géant, les secteurs les plus lucratifs attirent le temps et les ressources disponibles. Aujourd’hui, on a tendance à vouloir travailler dans les secteurs où les salaires sont hauts et à investir dans les secteurs à fort retour sur investissements (monétaires mais aussi éducatifs, technologiques et institutionnels). Cette sélection naturelle crée une fuite des cerveaux, mais aussi du temps et des ressources en général vers les secteurs de l’économie les plus susceptibles de croître. Au fil du temps, les secteurs et les marchandises qui parviennent à capter le plus d’attention se retrouvent constamment améliorés. À l’opposé, les alternatives non commerciales dans lesquelles on a collectivement sous-investi se dégradent. Comme la sélection naturelle, c’est un cercle vertueux pour l’un (les activités lucratives) et vicieux pour l’autre (les activités moins – ou non – lucratives). Par exemple, dans une économie où l’on marchandise le service de la garde d’enfants, la croissance économique des crèches commerciales se fera aux dépends d’une récession sociale des crèches autogérées. Dit autrement, le coût d’opportunité du développement d’un marché de la garde d’enfants sera le non-développement d’une potentielle alternative non marchande. Selon le géographe marxiste David Harvey, la croissance économique se fait donc souvent via une “ accumulation par la dépossession ”. Elle peut être directe mais aussi indirecte. Dans ce cas, elle mobilise certaines ressources qui cessent d’être disponibles pour d’autres activités. On pourrait dire que le secteur marchand “ dépossède ” le secteur non marchand d’un temps disponible qui aurait pu potentiellement l’enrichir. Pourquoi les activités non commerciales perdent-elles systématiquement la compétition ? D’abord, les deux sphères de la production et de la reproduction reposent sur des logiques différentes. La sphère de la reproduction est fondée sur une logique de contentement, d’entretien des relations et de maintien du bien-être. Le maître mot de la logique reproductive est la “ suffisance ” : juste assez pour que les besoins soient satisfaits. C’est une logique “ qualitative ” qui vise la soutenabilité d’une activité sur le long terme. À l’inverse, la croissance d’agrégats monétaires comme le revenu, les profits et le PIB ne connaît pas de limite ; c’est une logique “ quantitative ” qui vise l’accumulation. À ressources totales limitées, les activités accumulatives finissent tôt ou tard par accaparer les ressources des activités stationnaires.
C’est un cercle vicieux. Passé un certain stade, plus on consacre de temps et d’efforts à la production de marchandises, moins on en consacre à son bien-être, à la famille et à la communauté. D’une part, la reproduction sociale est nécessaire pour l’accumulation du capital ; d’autre part, l’orientation du capitalisme vers l’accumulation illimitée tend à déstabiliser les processus de reproduction sur lesquels il s’appuie. Et quand la reproduction s’arrête tout s’arrête. Voilà, selon Timothée Parrique, une hypothèse intéressante pour expliquer pourquoi nos sociétés à haut PIB font aujourd’hui face à un ralentissement de la croissance économique (la fameuse stagnation séculaire). Nous avons surexploité le travail reproductif. Dans une situation où le “ progrès technique réel ” (celui qui n’est pas une substitution entre facteurs de production) est faible, continuer de faire croître l’économie marchande ne peut se faire qu’en dégradant nos capacités reproductives et donc finalement notre croissance potentielle – situation classique du serpent qui se mord la queue.
Triste croissance.
Croissance de l’activité marchande n’est pas toujours synonyme de progrès. Les gens achètent davantage, mais souvent pour les mauvaises raisons et toujours aux dépends d’un temps libre qui doit être sacrifié pour maintenir son pouvoir d’achat. C’est perdre sa vie à la gagner, diront certains. On retrouve la même logique à l’échelle macroéconomique : perdre sa société à la financer. Ce qui apparaît comme de la vitalité en termes de comptabilité nationale (croissance du PIB) n’est en fait qu’une agitation contre-productive pour le bien-être collectif. Ezra Mishan, un économiste anglais, était, fin des années 1960, l’un des premiers à suggérer que la croissance économique n’avait pas que des bien-faits. Une recrudescence des activités commerciales apportait son lot de troubles psychologiques, de surmenage professionnel, de dégradation des activités communautaires et de pollution. Mishan affirmait même que, dans le contexte des pays développés, les coûts de la croissance dépassaient souvent ses bénéfices. Selon Herman Daly (croissance antiéconomique), Jan Drewnowski (ligne d’affluence à ne pas dépasser) et Manfred Max-Neef (hypothèse du seuil), la “ prospérité ” ne serait pas une histoire de croissance infinie (d’accumulation), mais plutôt de taille optimale (de suffisance). C’est d’ailleurs curieux, rappelle Timothée Parrique, que les économistes définissent leur science comme celle de “ l’optimalité ”, alors que celle-ci ne se retrouve jamais appliquée à la taille même de l’économie. Si les économistes se préoccupent du bien-être et si le bien-être est une histoire de suffisance, il est grand temps de se demander quelle est la “ taille optimale ” d’une économie.
La prospérité n’est pas seulement une question de quantité, mais aussi de qualité. Certaines croissances monétaires se font au détriment de quelque chose d’autre. Combien de choses produisons-nous aujourd’hui alors que nous n’en avons pas vraiment besoin ? Nous produisons la malbouffe et payons des médecins pour traiter l’obésité ; des SUV, des voyages en avion et des climatiseurs pour s’adapter aux canicules de plus en plus fréquentes. Le PIB est en bonne partie une agitation aveugle, stimulée aussi bien par l’essor des choses essentielles que par l’amoncellement de choses inutiles et même nuisibles.
La marchandisation modifie notre rapport au monde.
On peut penser que la “ déconstruction de l’infrastructure sociale ” n’est pas forcément un problème si elle peut être remplacée par des alternatives commerciales. Après tout, qu’elle soit auto-organisée, publique, gérée par une coopérative, ou une entreprise à but lucratif, une crèche reste une crèche.
Problème : le capitalisme ne parle qu’une langue, celle de l’argent et de l’accumulation la plus rapide possible de celui-ci. Cet impératif requiert une organisation spécifique de l’économie qui transforme tout en marchandises capitalisables. Mais ce mode d’organisation économique s’applique mal à certains biens et services. La “ marchandisation ” est un “ protocole social ”, des règles communes nous permettant de gérer l’allocation de certaines ressources. Concrètement elle se traduit par la transformation d’une chose en un produit échangeable sur un marché. Par exemple, marchandiser des courgettes signifie mettre en place toute une infrastructure sociale pour pouvoir échanger des courgettes sur un marché : une place de marché, des prix, des règles d’échange, des standards de qualité, etc. Pour simplifier, cette procédure se résume en quatre étapes. Pour transformer quelque chose en marchandise, il faut le standardiser, le quantifier, le monétiser et le privatiser. Quelque chose qui n’est pas comparable, mesurable, commensurable et appropriable ne peut pas être échangée sur un marché. Les marchandises sont des commodités dans le sens où leur existence est simplifiée afin de rendre l’échange économique plus commode. Un point important à retenir : la marchandisation est une simplification de caractéristiques socio-écologiques complexes qui vise à faciliter les échanges. En théorie, tout peut être marchandisé. En pratique, cependant, certaines choses sont plus difficiles à marchandiser que d’autres. Les biens et services à fort potentiel de marchandise sont “ aliénables, excluables, standardisés, uniformes, adaptables, dépersonnalisés, anonymes, mobiles, transférables, internationaux et indépendants d’un contexte spécifique ”. Et ceux à faible potentiel de marchandise sont “ ouvertement accessibles ou difficiles à tarifer, dépendants du contexte, intégrés, personnalisés et localisés ”. Il sera plus facile de marchandiser un kilo de carottes ou un baril de pétrole qu’un récif de corail ou une relation amoureuse. Il faut bien comprendre que la marchandisation ne transforme pas les produits matériellement. Qu’on la fasse pousser pour la vendre ou pour la manger, la courgette reste la même. Mais la marchandisation n’est pas neutre non plus : faire pousser des courgettes pour les vendre imposera des contraintes différentes que de les faire pousser pour sa propre consommation (les fruits et légumes dit moches ne pourront pas être vendus au supermarché, alors qu’ils auraient très bien pu être mangés).
Même chose pour le travail. Une fois marchandisées, certaines tâches auparavant utiles cesseront d’être “ reconnues ” comme telles si le marché ne leur accorde aucune valeur et donc l’économie dans son ensemble se dirigera vers les tâches à forte valeur commerciale (d’où le foisonnement des écoles de commerce).
Le périmètre de la marchandisation est donc un choix politique. En France, on autorise la vente de courgettes mais pas d’organes. En tant que protocole social, la marchandisation est plus ou moins règlementée. On peut acheter des heures de travail, mais pas au-dessous du salaire minimum. L’une des tâches fondamentales de la gouvernance économique est de déterminer les limites du domaine du marché et d’en réguler le fonctionnement.
Ce protocole peut paraître banal. Marchand, semi-marchand, non-marchand, quelle importance ? D’ailleurs, on résume souvent l’histoire économique comme une marche progressive vers la marchandisation, que l’on associe implicitement à un progrès. Mais ce qui ressemble à un détail de comptabilité nationale est en fait une question fondamentale d’économie politique, car le choix de la (dé) marchandisation change le rapport que nous entretenons avec le monde qui nous entoure. La marchandisation ne modifie pas seulement la gestion d’un produit mais aussi ses “ usagers ”, les “ conditions d’accès ” à ce produit et au final “ l’essence même de l’activité en question ”. Par exemple, Fred Hirsch parle d’un “ effet de commercialisation ” : marchandiser quelque chose peut dégrader la satisfaction que l’on en retire. Louer les services d’un acteur prétendant être votre ami pour l’après-midi n’a sûrement pas le même attrait qu’une amitié authentique. Pour le philosophe Michael Sandel, la marchandisation vient même “ corrompre ” une activité si elle nous amène à la traiter selon une norme inférieure à celle qui lui serait appropriée. Se faire des amis pour leur soutirer de l’argent serait une “ corruption ” de l’amitié qui, par définition, est désintéressée de tout avantage matériel et pécunier. Le risque de la marchandisation est que les réflexes de partage et de réciprocité, basés sur la confiance et la sympathie soient remplacés par la logique froide, impersonnelle et calculatrice de l’échange marchand. Penser en termes “ d’incitations financières ”, comme les appellent les microéconomistes, peut vite faire oublier d’autres types d’incitations. On peut parler de la compensation carbone par exemple. Pour quelques euros ou dollars supplémentaires, on s’accorde un droit à polluer et se “ dédouane ” de toute responsabilité concernant l’impact de nos actions sur le climat. La “ corruption ” se redouble d’un effet systémique quand la marchandisation prend de l’importance dans l’organisation sociale. La croissance économique provoque la détérioration du tissu social et s’en nourrit, ce que Jacques Généreux appelle la “ dissociété ”, cette force centrifuge qui éclate en éléments rivaux les composants autrefois solidaires d’une société humaine. Il faut faire la différence entre acheter ses légumes le samedi matin au marché du village et une société où l’essentiel des relations sociales se fait au travers de l’échange marchand. Lorsque la marchandisation atteint une certaine masse critique, il devient impossible de subvenir à ses besoins hors de la sphère du marché. C’est l’argument de la sélection naturelle des marchandises déjà évoqué. Par exemple, si les prix de l’immobilier deviennent indécents, on ne peut pas individuellement décider de vendre à un prix décent sans prendre le risque de ne plus pouvoir se racheter de logement. Plus il y a de marchés, plus on voit des marchés partout. La marchandisation apporte avec elle une dépendance aux marchandises et à la logique qui lui est propre. Nous devenons capitalistes malgré nous, l’appât du gain devenant le motif hégémonique de l’interaction sociale. C’est Karl Polanyi qui, écrivait en 1944 que : “ permettre au mécanisme du marché d’être le seul directeur du destin des êtres humains et de leur environnement naturel entraînerait la démolition de la société ”. La prévalence de l’échange marchand comme mode d’allocation réduit la possibilité que se développent trois autres formes d’allocations : le don, la réciprocité et la répartition. Dans un monde où les marchés sont omniprésents, des attitudes comme l’hospitalité, l’aide généreuse et la charité deviennent des services qui nécessitent rémunération. Cette obsession devient collective dans une société où tout s’achète. Si, comme le soutient l’anthropologue David Graeber, ce sont les relations non marchandes qui maintiennent la cohésion d’une société, la marchandisation devient problématique car elle érode le climat social. La diversité des relations réciproques (entre un invité et son hôte, un étudiant et sa professeure, etc.) se retrouve réduite, voir annulée, par l’échange marchand. La logique monétaire du marché simplifie les relations pour rendre l’échange plus commode, mais elle fait cela en sacrifiant la sociabilité des interactions économiques. “ Payer ” devient un substitut à d’autres relations sociales, comme “ remercier ” et “ devoir rendre ”. L’impact de l’omnimarchandisation du social va parfois plus loin, justifiant des comportements qui auraient autrement été considérés comme socialement inacceptables. Je peux prendre l’avion à foison en pleine crise climatique car je compense mes émissions. Comme une matrice invisible, l’économie vient souvent étouffer nos réflexes de savoir-vivre.
La marchandisation a des impacts sociologiques, mais aussi psychologiques. Peut-être ne sommes-nous pas les calculateurs froids et rationnels que certains économistes décrivent dans leurs modèles (l’hypothèse de l’homo economicus), mais nous pouvons assurément le devenir. Dissociées de leur contexte culturel et écologique, nous appréhendons les marchandises avec une mentalité purement économique. Si j’achète, je dois toujours minimiser le prix et si je vends, je dois toujours le maximiser. Peu importe ce qui est vendu et à qui, la diversité des incitations sociale et morales se retrouve réduite à un calcul rationnel purement monétaire. Plus nous passons du temps à jouer au jeu de l’économie marchande (au jeu du capitalisme), plus cette mentalité de maximisateur de gains monétaires devient sens commun. Nous développons ce que Carl Max dénonçait comme le “ fétichisme de la marchandise ”, à savoir une obsession pour le potentiel financier des choses. Cette marchandisation transforme même notre rapport au temps. Le temps devient un capital que l’on doit gagner, investir ou perdre. Et dans des sociétés avec de fortes inégalités, le temps des pauvres a beaucoup moins de valeur que le temps des riches – d’où l’explosion des plate-formes qui permettent aux individus à fort pouvoir d’achat de payer d’autres personnes moins fortunées pour faire leur ménage, garder leurs enfants et faire la queue à leur place.
Conclusion.
Toute production dépend d’une infrastructure reproductive qui est limitée par le temps qu’on lui donne. Tout comme une croissance infinie est impossible sur une planète finie, une croissance infinie est également impossible dans une communauté dont la capacité à se reproduire elle-même est finie. L’économie marchande ne pourra jamais vraiment s’émanciper du tissu social qui la soutient. C’est la première limite sociale de la croissance.
La croissance du PIB n’est donc pas un surplus magique. Faire croître la production marchande, c’est toujours un peu comme faire un nouveau pull avec la laine d’un ancien pull. Tout d’abord, il n’y aura jamais plus de pulls qu’il n’y a de laine (les limites écologiques). Ensuite, tricoter demande du temps, un temps qui ne sera pas passé à faire autre chose (les limites sociales). Dans certains contextes et sous certains seuils, il fait sens de produire davantage et de développer de nouveaux marchés. Mais n’oublions pas que cette expansion doit rester proportionnelle à l’infrastructure qui la soutient. Une croissance trop intense du marché viendra agir comme une force de dissolution sociale. La marchandisation exponentielle de la sphère sociale est non seulement insoutenable sur le long terme (la sphère sociale est limitée), mais elle est aussi parfois indésirable. Nous retrouvons ici une deuxième limite sociale de la croissance : certaines choses ne peuvent pas être marchandisées, à moins de conduire à leur dégradation. “ Richesse comptable ” et “ pauvreté relationnelle” peuvent très bien coexister. S’obstiner à faire croître l’économie après un certain point, c’est étendre la logique commerciale à des sphères sociales avec des logiques qui ne s’y prêtent pas.
Les limites politiques de la croissance.
Certes la croissance économique rencontre des limites écologiques et elle est difficilement tenable sur le long terme d’un point de vue social. Mais, affirment ses défenseurs, n’est-elle pas un mal nécessaire ? Ces “” désagréments ” ne seraient-ils pas simplement le “ prix à payer ” pour bénéficier des “ bienfaits ” de la croissance : éradiquer la pauvreté, réduire les inégalités, diminuer le chômage, financer les budgets publics, ou encore améliorer notre qualité de vie ? Ce sont les “ cinq souhaits ” que nous promet le génie du PIB, selon les apologistes de la croissance. Produisons et consommons plus, faisons tourner l’économie et le reste suivra. Or, ces promesses sont-elles véritablement tenues dans les faits ? Timothée Parrique démontre que non. Peut-on résoudre ces problèmes “ sans croissance ”? Timothée Parrique démontre que oui.
La pauvreté.
La logique paraît imparable : si la croissance rime avec abondance, alors la décroissance amènerait la carence. Abandonner la croissance serait donc le chemin vers la pauvreté. Et en effet, à première vue nous pourrions croire à un “ manque de moyens ”. En 2018, 5,3 millions de Français vivent avec moins de 885 euros par mois, 6,7 millions sont en situation de précarité énergétique et 5 millions font appel à l’aide alimentaire. Cette “ misère ” est bien réelle, mais trouve-t-elle “ sa cause ” dans une “ économie trop petite ” ? Dit autrement, ya-t-il des sans-logis par manque de logis, des précaires énergétiques par manque d’énergie, de la malnutrition par manque de nourriture et des bas revenus par manque de revenu ?
Pour répondre à la question Timothée Parrique fait d’abord l’inventaire de ce dont nous avons besoin pour mettre fin à la pauvreté en France. Une façon de faire cela consiste à calculer des “ budgets de référence ” établis à partir des biens et services qui, selon divers groupes de citoyens sont nécessaires pour vivre décemment. Les budgets de référence vont varier selon les configurations familiales et la localité (entre 1,424 euros pour une famille active seule et 3,284 euros pour un couple avec deux enfants, avec des ajustements en fonction des villes). En multipliant ces différents budgets de référence par le nombre de personnes concernées, on peut estimer le “ revenu national nécessaire ” pour permettre à toute la population de subvenir à ses besoins. C’est ainsi qu’on définit un “ seuil minimum de revenu national ”, une sorte de plancher économique. Dernière étape : on compare ce niveau minimum au revenu national actuel pour estimer si oui ou non un pays produit assez de richesse. Selon les calculs de Pierre Concialdi, économiste à l’Institut de recherches économiques et sociales, en 2013 l’excédent macroéconomique a atteint 42 % du revenu national, soit environ 900 milliards d’euros et l’ordre de grandeur a peu varié depuis (le surplus était de 44 % en 2021). Ce chiffre est extrêmement précieux : il montre qu’il est théoriquement possible que tout le monde vive décemment, nous avons assez de richesses pour cela. Par conséquent, la croissance économique n’est plus une condition nécessaire pour éradiquer la pauvreté en France. Nous avons assez de revenus, mais ils sont mal distribués et certains voient la redistribution d’un mauvais œil.
La croissance économique serait donc une meilleure solution car elle pourrait rehausser les revenus des plus démunis sans réduire ceux des plus riches, esquivant ainsi un sujet politique épineux. Mais encore faudrait-il que la croissance booste les revenus des ménages les plus modestes, ce qui, en réalité n’est pas souvent le cas. En ce qui concerne le bas de la pyramide, le résultat est clair : la pauvreté (mesurée à 60 % du revenu médian) a augmenté en France pendant la dernière décennie, passant de 13,8 % en 2013 (8,5 millions de personnes) à 14,8 % en 2018 (9,3 millions de personnes) et ce malgré la croissance du PIB. Non seulement la croissance ne réduit pas la pauvreté, mais il est aussi possible d’y mettre fin sans croissance. Comme le rappelle Denis Colombi dans Où va l’argent des pauvres, la solution la plus simple à la misère consiste à donner de l’argent aux personnes qui n’en ont pas. Aujourd’hui, les prestations redistributives visant à réduire la pauvreté constituent une quart de l’ensemble des prestations sociales et les minima sociaux (27,2 milliards d’euros) représentent 1,2 % du PIB en 2019. Souvenons-nous du surplus macroéconomique de 900 milliards d’euros, nul besoin de faire croître le PIB total pour augmenter ces prestations, il suffit seulement de réallouer une richesse qui existe déjà.
Les options sont nombreuses : transformer le RSA en un “ revenu minimum social garanti ” inconditionnel indexé sur le revenu médian et accessible dès 18 ans ; porter le minimum de pension de retraite à 1000 euros ; réévaluer le salaire minimum actuel à la hausse, en l’indexant, par exemple, sur des budgets de référence pour s’assurer qu’il soit suffisant pour vivre décemment, ce qui reviendrait dans le cas de la France, à l’augmenter de 20 % à 30 %. Ce qui est important à ce stade, c’est de réaliser qu’il n’est pas nécessaire de faire croître le volume total des revenus pour en finir avec la pauvreté.
Une autre solution pour éradiquer la pauvreté sans croissance consiste à démarchandiser une partie de l’économie. Dans une société où tout s’achète, toute perte de pouvoir d’achat est une “ perte de pouvoir de vivre ”, c’est-à-dire de notre capacité à subvenir à nos besoins. Mais ce n’est pas le cas dans une société qui garantit un accès gratuit aux services de base. Les dépenses dites incompressibles (celles auxquelles un ménage ne peut se soustraire comme le loyer, l’eau, l’électricité, les assurances, etc.) représentent une part disproportionnée des budgets des bas revenus. En France, ces dépenses sont passées à 48 % en 2005 pour les 10 % des ménages les plus pauvres, tandis qu’elles ne sont passées que de 20 % à 27 % pour les 10 % des ménages les plus aisés. Investir dans les services publics constitue dons un véritable canal de redistribution. Là aussi de nombreuses propositions existent : la mise en place d’une “ sécurité sociale de l’alimentation ” avec 150 euros crédités sur la carte Vitale pour l’achat d’aliments conventionnés ; l’élargissement de la logique du “ chèque énergie ” (entre 148 euros et 277 euros pour les ménages les plus modestes) et du “ Pass Culture ” (300 euros pour les jeunes de 18 ans) à d’autres biens et services ; une ““ allocation universelle d’autonomie ” de 600 à 1000 euros pour les étudiants ; la “ gratuité ” des premiers mètres cubes d’eau et d’une quantité minimale d’électricité et le tout gratuit des transports locaux, comme c’est déjà le cas dans plus d’une soixantaine de villes en France.
Redistribuer ne suffit pas. Il faut aussi faire en sorte que la valeur ajoutée de la production soit plus équitablement distribuée dès le départ. On retrouve dans la liste des dix métiers les plus mal rémunérés en France 227 001 employés de maison (39 % de travailleurs pauvres), 369 574 agents de nettoyage (42 % de travailleurs pauvres), 465 512 assistantes maternelles dont 35 % de travailleuses pauvres. C’est doublement paradoxal dans la mesure où ces professions sont indispensables. À choisir, préférait-on vivre dans un pays sans équipe nationale de football (coût annuel : 220 millions d’euros) ou sans éboueurs (coût annuel : 138 millions d’euros) ? La question de la redistribution (taxer les footballeurs pour donner aux éboueurs) n’est qu’une solution curative. Ne vaudrait-il pas mieux s’assurer que toute activité soit rémunérée décemment et que ceux qui sont inactifs perçoivent un revenu minimum garanti pour que personne ne tombe dans la pauvreté ?
La pauvreté en France n’est pas une question de production (la richesse est déjà là et surabondante), mais simplement d’allocation, c’est-à-dire de partage. Tenter d’éradiquer la pauvreté en stimulant la croissance du PIB revient à espérer changer la direction d’une voiture en rajoutant de l’essence dans un réservoir déjà plein. Mais attention “ partage ” ne veut pas dire “ charité ”. Taxer les fottballeurs pour augmenter les salaires des éboueurs n’est pas un acte de générosité des premiers envers les seconds, c’est un retour à la raison pour un système qui, les yeux fixés sur les valeurs d’échange, a graduellement oublié d’où provenait la richesse des nations.
Les inégalités.
En 1955, l’économiste Simon Kuznets publie une étude empirique sur la relation entre la croissance économique et l’inégalité des salaires en utilisant des données statistiques pour les États-Unis, l’Angleterre et l’Allemagne de 1913 à 1948. Lorsqu’un pays s’industrialise, explique l’auteur, seule une minorité de la population à accès aux nouveaux secteurs industriels. Comme le revenu par travailleur est plus faible dans le secteur traditionnel que dans ces nouveaux secteurs, l’inégalité des salaires augmente. Mais à mesure que l’industrialisation continue, les autres travailleurs migrent vers les nouveaux secteurs et passé un certain seuil, le niveau global d’inégalité salariale diminue. Cette théorie suggère que, sur le long terme, la croissance des hauts revenus finit par “ ruisseler ” vers le bas, selon une expression des années 1980. Aujourd’hui, on parle aussi de “ croissance inclusive ” pour décrire une hausse du PIB qui viendrait bénéficier aux ménages les plus modestes.
Problème : l’hypothèse du ruissellement est une fable sans aucun soubassement théorique ni empirique. Pour comprendre pourquoi, Timothée Parrique décompose le revenu national. Le PIB additionne différents types de revenus qui se retrouvent agrégées dans un chiffre synthétique : le PIB par habitant. La croissance de ce chiffre ne nous dit pas si ce sont les salaires (unique source de revenu des ménages les plus modestes) ou bien les revenus du patrimoine sous la forme de dividendes, loyers, intérêts, bénéfices, plus-values, royalties, etc.(seulement perçus par les ménages aisés) qui tirent la croissance. Pourtant, c’est une information essentielle, car c’est la différence entre une croissance du PIB qui réduit les inégalités (une croissance inclusive où les salaires augmentent plus vite que les revenus du patrimoine) et une croissance qui les aggrave (une croissance exclusive où les propriétaires du capital s’enrichissent plus vite que les salariés). La croissance d’une économie capitaliste est par défaut exclusive. C’est ce que démontre Thomas Piketty dans le Capital au xxᵉ siècle. Seules les interventions étatiques (qui redistribuent la richesse) ainsi que les guerres et les récessions (qui détruisent une partie de la propriété des rentiers) sont parvenues à inverser la tendance. La “ croissance économique ” n’est pas une “ croissance générale ” des revenus, mais bien une “ croissance à plusieurs vitesses ” : tortue pour les plus pauvres qui n’ont pour revenus que leurs salaires et rapide pour les plus riches qui font fructifier leur patrimoine (en plus de leur salaire). Ces disparités sautent aux yeux lorsque l’on comparer la différence entre les inégalités de salaires, de revenus (les salaires plus les revenus du capital) et de patrimoine. Plus les riches s’enrichissent, plus ils peuvent placer leur épargne ou acheter des actions et des propriétés immobilières et plus ils augmentent leurs revenus sous la forme d’intérêts, de dividendes, de loyer et de plus-values. Les inégalités de richesse génèrent des inégalités de revenus qui renforcent les inégalités de richesse. Cercle vertueux pour les rentiers et cercle vicieux pour les salariés. Depuis 1999, le niveau de vie annuel moyen des 10 % les plus fortunés a progressé de 9 100 euros, une croissance trois fois plus importante que celle des classes moyennes (seulement 3 300 euros).
Théoriquement, on pourrait très bien réduire les inégalités “ sans croissance ”. À PIB constant, il suffirait de baisser la part des rentes (bénéfices, loyers, dividendes, intérêts, plus-values, etc.) et d’augmenter la part des salaires dans le revenu national. La question ici n’est pas de savoir quelle est la meilleure manière de le faire (question traitée dans un autre chapitre de l’ouvrage de Timothée Parrique), mais simplement de démystifier l’idée que la croissance est nécessaire pour lutter contre les inégalités. En attendant plus de détails, Timothée Parrique passe en revue quelques stratégies possibles. Il faut favoriser les activités riches en travail. Heureuse coïncidence car ce sont justement ces activités-là qui seront amenées à se développer avec la transition écologique. L’agriculture est aujourd’hui fortement intensive, industrialisée, mécanisée et dépendante d’importations. Lorsque l’on remplace du travail par du capital (en automatisant, par exemple), la part des salaires dans le revenu diminue et vice versa. Même effet destructeur d’emplois lorsqu’on exporte les tâches riches en travail à l’étranger. Dans ce sens, une relocalisation de la production viendrait réenrichir la production en travail et cela doublement si elle se fait suivant le modèle de l’agroécologie, c’est-à-dire une production sobre en machines et intrants et riche en travail. Mais cette stratégie se heurte immédiatement à un obstacle. Aujourd’hui, 18 % des agriculteurs en France vivent sous le seuil de pauvreté. Ils ne peuvent pas vivre de leur activité et ce ne sont pas les seuls. En 2017, il y avait 1,2 million de travailleurs pauvres en France, ce qui correspond à 4,7 % des travailleurs. Si on élargit jusqu’au seuil de pauvreté monétaire fixé à 60 % du niveau de vie médian (1 041 euros en 2017), on retrouve plus de 2,1 millions de travailleurs, soit 1,6 million de salariés.
Pour réduire les inégalités sans croissance, il faut revaloriser les salaires, c’est-à-dire redéfinir le partage de la valeur ajoutée. En 2014, seulement 6,50 euros sur 100 euros de dépenses alimentaires reviennent aux agriculteurs, soit 30 % de moins qu’en 1999. Au lieu de faire croître le volume total de denrées agricoles, réduisons la part de la grande distribution et des intermédiaires afin de partager plus équitablement la valeur ajoutée. Ici aussi, beaucoup d’instruments existent. On pourrait commencer par instaurer un salaire minimum et limiter les hautes rémunérations à douze fois le salaire moyen du décile de salariés les moins bien payés, ou bien sûr aller plus loin et limiter l’écart des salaires de 1 à 4, comme le proposent Les économistes atterrés.
Si les inégalités de patrimoine et de revenus sont bien supérieures à celles des salaires (c’est le cas), redistribuer le patrimoine et les revenus est une façon bien plus efficace de réduire les inégalités. Là aussi, plusieurs options existent. On pourrait réhabiliter l’impôt sur la fortune (ISF) progressif qui fut remplacé par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), plus léger et moins progressif. On pourrait réformer en profondeur la taxation de l’héritage pour supprimer les multiples abattements, exonérations et niches fiscales, dont bénéficient les ménages les plus fortunés. On pourrait aussi encadrer la propriété foncière (aujourd’hui 24 % des ménages possèdent 60 % de tous les logements) en taxant l’accumulation de biens immobiliers et en plafonnant les loyers et les plus-values. Il reste aussi l’option d’une taxe exceptionnelle et progressive sur les hauts patrimoines, qui serait prélevé en une fois, par exemple, pour financer la lutte contre le changement climatique. Tout cela doit bien sûr se faire en parallèle d’une lutte contre la fraude à l’impôt et à l’évasion fiscale. Pour les revenus, on pourrait les plafonner avec un système de taxation fortement progressif. C’est la proposition de Thomas Piketty : sept tranches allant de 10 % à 90 % fixées comme des ratios de revenu moyen.
Ici, l’objectif n’est pas de dérouler un plan parfait pour réduire les inégalités économiques. La thèse de Timothée Parrique est bien plus simple : pour réduire les inégalités, rien ne sert de faire croître l’économie dans son ensemble, il faut simplement partager. Partager les richesses existantes d’abord via une redistribution du patrimoine existant ; mais aussi mieux distribuer les richesses futures en augmentant la part des salaires (et surtout celle des plus bas salaires) et en diminuant la part des rentes dans le partage de la valeur ajoutée.
L’emploi.
Le lien entre emploi et croissance est tellement prégnant dans l’imaginaire collectif que les deux sont fusionnés dans l’un des objectifs du développement durable des Nations unies : “ Travail décent et croissance durable ”. Mais le lien entre croissance et chômage est plus complexe qu’on ne le pense et la question du travail dépasse de loin celle du PIB et de l’emploi. La “ loi d’Okun ” avance que l’emploi évolue toujours dans la même direction que la croissance (l’économiste Arthur M.Okun avait observé qu’une croissance de 3 % du PIB réel correspondait à une réduction de 1 % du chômage). Mais ce n’est pas si simple, car l’emploi dépend de la production, de la productivité horaire et du temps de travail. Si par exemple, l’on produit 1 % de plus, mais que la productivité horaire du travail augmente aussi de 1 %, le taux d’emploi ne changera pas.
Il y a au moins trois manières de créer de l’emploi : produire plus, travailler plus lentement et travailler moins longtemps. Quant à l’interaction entre ces facteurs, on pourrait ici remplir des pages pour décrire le débat animant les économistes sur le sujet. Certains pensent que c’est la production qui tire la demande et donc la croissance qui génère de l’emploi ; d’autres que c’est l’emploi qui tire la demande et donc l’emploi qui génère la croissance. Les débats sur le temps de travail et la productivité horaire sont au moins aussi animés et polaires. Certains pointeront du doigt les périodes où la création d’emplois coïncident avec la croissance du PIB et d’autres montreront d’autres périodes où l’on observe le contraire. Timothée Parrique considère que la question est mal posée et que le débat s’enlise rapidement dans l’abstraction, limitée par une définition trop étroite de la richesse (PIB) et du travail (l’emploi salarié). Timothée Parrique propose un autre point de départ : de quelles activités avons-nous besoin? Ou plus généralement, en élargissant le “ concept de travail ”, que voulons-nous produire et comment ? De la même manière que l’on vient définir la “ récession ” comme une “ croissance négative ”, le “ chômage ” est souvent réduit à “ l’absence d’emploi ” – une sorte d’emploi négatif. Mais de quel “ manque ” le chômage est-il l’expression ?
L’objectif du “ plein emploi ” est vide de sens s’il n’est pas mis en relation avec les besoins satisfaits au travail (comme participation sociale et opportunité de développement personnel) et par le travail (comme mode de production de biens et de services utiles). Pour rappel, l’objectif d’une économie est l’organisation parcimonieuse du contentement. Comme beaucoup d’autres questions en économie, celle du travail est donc une question de suffisance et d’autonomie : juste assez de travail pour produire ce dont nous avons besoin et un travail dans des conditions agréables. Timothée Parrique commence par ce qui est produit par le travail. Toute création d’emploi n’est pas désirable car un emploi ne réalise pas forcément un travail utile. À l’extrémité du spectre, on trouve ce que l’anthropologue David Graeber appelle les “ bullshit jobs ”(les boulots à la con) : “ une forme d’emploi rémunéré qui est tellement inutile, superflues ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence ”. À partir de nombreux témoignages, l’auteur développe une typologie de ces “ impostures à temps complet ” ainsi que toute une classe managériale qui pourrait disparaître demain sans grand changement notable dans la société. C’est après tout le test ultime de “ l’utilité sociale d’un emploi ” : que se passerait-il si j’arrêtais de travailler demain ? L’éboueur verrait les poubelles pestiférer et les infirmières les patients s’impatienter ; mais que verrait le démarcheur téléphonique ou bien le spécialiste en référencement publicitaire ? Nous avons ici l’une des leçons les plus précieuses de la pandémie : l’utilité du travail n’est pas proportionnelle au salaire, contrairement à ce que pensent certains économistes. C’est d’ailleurs souvent le contraire, les emplois les plus utiles du point de vue des besoins – les aides-soignants, les enseignants, les gendarmes et les éboueurs – sont moins bien payés que les agents immobiliers, les courtiers, les employés de cabinets de conseil et les banquiers d’investissement. Il est évident que la rémunération des seconds ne découle pas d’une quelconque utilité qui serait supérieure à celle des premiers, mais seulement la résultante d’un “ marché du travail ” qui assigne les salaires en fonction du potentiel lucratif et participe à pervertir nos perceptions de ce qui compte vraiment. Plus qu’inutiles, certains emplois peuvent être contreproductifs macroéconomiquement. Créer des postes dans l’industrie automobile, par exemple, favorise la production de voitures et les dégradations écologiques leur étant associées. Cela génère un revenu aujourd’hui, mais cela engendre beaucoup de travail, c’est-à-dire des activités qui, à l’avenir demanderont du temps et de l’effort, notamment pour s’adapter aux impacts du changement climatique et à l’effondrement de la biodiversité. Même situation si un emploi se fait dans des conditions tellement précaires qu’il dégrade les individus (accident du travail, troubles musculo-squelettiques, épuisement professionnel, exclusion sociale, etc.), ce que Timothée Parrique appelle la “ dépréciation du travail ”.
Certains diront que ces emplois inutiles ou contre-productifs permettent au moins à certains de “gagner leur vie ”. On se rend compte ici que la question de l’emploi n’est jamais détachée de celle de la pauvreté et des inégalités. Dans une société où tout s’achète, ceux qui n’ont pas accès à la propriété et aux rentes qu’elle permet sont dépendants du salaire, d’où la hantise du chômage. Mais le seul fait qu’un emploi permette de payer ses factures est-il une condition nécessaire pour dire que nous en avons besoin ? Aujourd’hui, on retrouve cette logique absurde dans notre façon de penser la transition écologique : payer une partie de la population à construire des SUV, concevoir des publicités et extraire du pétrole et une autre pour soigner les maladies liées à la pollution de l’air, thérapiser le mal-être et construire des avions bombardiers d’eau pour faire face aux feux de forêts. Un individu ou une entreprise peut craindre de ne pas avoir assez pour boucler la fin du mois, mais ce n’est pas le cas d’une économie. À l’échelle macroéconomique, il y a toujours assez de revenus pour acheter ce qui est produit car les revenus découlent directement de la production ; c’est d’ailleurs pour cela que le PIB mesuré par la somme des prix des produits finaux est le même que le PIB mesuré par la somme de tous les revenus. Cela ne veut pas dire que l’offre crée automatiquement sa demande, mais que, dans un pays comme la France, la pauvreté est un problème de distribution. La dépendance à l’emploi salarié et l’obligation de travailler à temps plein et à vie qui va avec, découle d’un choix spécifique d’organisation économique : la marchandisation de l’emploi dans un système capitaliste à gouvernance néolibérale. Mais cette dépendance n’est inévitable. Dans une économie avec distribution plus harmonieuse de la valeur ajoutée, un contrôle démocratique des prix et une culture de la suffisance, nous pourrions tous devenir rentiers et le salaire ne deviendrait alors qu’une petite partie de notre richesse. Revenu minimum garanti, gratuité des services publics, sécurité sociale de l’alimentation, le logement social, plafonnement des prix, redistribution de l’héritage – voilà tout un programme qui permettrait de découpler le pouvoir de vivre du pouvoir d’achat et donc pour beaucoup, de l’emploi salarié.
Timothée Parrique poursuit sur la “ qualité du travail ” en tant qu’activité sociale. Le chômage est une épreuve non seulement à cause de la situation de précarité qu’il entraîne, mais aussi car il est un facteur d’exclusion, surtout dans une société dont l’éthique glorifie le travail. Le chômage est un traumatisme parce qu’il nous isole, nous retirant un “ droit de participation à la vie sociale ”. Ce droit étant fondamental, il est plus que risqué de la confier à un marché du travail (sachant que le travail est une chose dont l’essence peut être dégradée par sa marchandisation). On ne confie pas la justice à un “ marché de la justice ”, ni les transplantations à un “ marché des organes ”. La raison est simple : ces biens et services sont trop importants pour que leur gouvernance soit abandonnée à des marchés tempétueux. Le travail, c’est pareil : il s’agit d’une activité bien trop centrale pour être marchandisée. Et si la solution au chômage de masse n’était pas une création d’emplois en masse, mais plutôt une “ réorganisation ” de la façon dont nous contribuons tous à l’activité économique ? Ces contributions sont nombreuses et beaucoup d’activités utiles ne sont pas aujourd’hui reconnues comme du travail méritant rémunération. Élever des enfants, organiser une association sportive, donner des cours de langue bénévolement et toutes les solidarités informelles du quotidien : ces activités produisent des utilités (valeurs d’usage) sans pour autant être comptabilisées comme source de valeur d’échanger et donc sans être reconnues comme richesses. Au lieu de créer de l’emploi pour créer de l’emploi, commençons, suggère Timothée Parrique, par reconnaître certaines formes de travail comme méritant rémunération. Certains demandent un “ care income ” pour rémunérer le travail reproductif non salarié, aujourd’hui majoritairement à la charge des femmes. D’autres préconisent un “ revenu de transition écologique ” pour soutenir les personnes et les initiatives déjà actives ou émergentes dans les domaines de la transition, un “ salaire à vie ” qui lierait la rémunération à la personne en fonction du niveau de qualification et indépendamment de la production effective, une “ dotation inconditionnelle d’autonomie ” qui reconnaîtrait le travail non-marchand et la participation de tous aux richesses plurielles d’une société, etc.
N’oublions pas que “ l’objectif d’une économie ” est “ d’économiser les ressources disponibles ”, à commencer par le labeur du travail. Rappelons également que nous sommes des ressources finies avec des seuils à ne pas dépasser. Une économie performante devrait logiquement “ détruire du temps de travail ” (du moins celui que personne ne prend de plaisir à faire), c’est-à-dire libérer du temps libre. Maximiser le PIB pour créer de l’emploi est aussi absurde que maximiser l’agitation en cuisine pour créer du temps de cuisine. Le but d’une économie n’est pas de s’agiter mais d’optimiser la satisfaction des besoins. La question complexe du chômage (comme celle de la pauvreté et des inégalités) ne trouve pas sa solution dans une simple augmentation du PIB, mais plutôt dans une réforme en profondeur de l’organisation sociale du travail.
Budget public.
Une autre promesse de la croissance : si les caisses de l’État sont vides, seule la croissance du PIB peut nous sauver de l’austérité. Et en effet, le budget public dépend d’un certain nombre de taxes, dont une partie sur l’activité marchande. En France, en 2019, les recettes fiscales brutes s’élèvent à 414,6 milliards d’euros : 45 % pour la taxe sur la valeur ajoutée, 21 % pour l’impôt sur le revenu, 16 % pour l’Impôt sur les sociétés, 4 % pour la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques et les 14 % restants pour divers impôts comme celui sur la fortune immobilière ou celui sur l’héritage. Toutes choses égales par ailleurs, une contraction de l’économie marchande viendrait donc rétrécir les recettes de ces taxes et donc le budget de l’État, qui ne pourrait plus garantir la qualité des services publics.
La première limite de ce raisonnement est de considérer les services publics comme des luxes improductifs rendus possibles par des prélèvements sur l’activité privée. C’est faux. Les services publics sont des productions à part entière. Une entreprise privée, emprunte des fonds, le plus souvent créés ex nihilo, pour couvrir les coûts de production qu’elle vendra ensuite plus cher. L’État fait exactement la même chose lorsqu’il produit des services de santé ou d’éducation. Or ce service est distribué plus ou moins gratuitement aux citoyen-nes et financé collectivement par l’impôt. Certains pays financent des services collectivement et d’autres de manière privée, mais dans les deux cas il y a création d’une valeur ajoutée. Dit autrement, le financement des activités publiques n’est pas plus dépendant de la croissance que celui des activités privées. Prenons l’exemple des retraites. Une économie n’a pas besoin de croître pour financer ses retraites, il lui faut simplement s’assurer d’un équilibre intergénérationnel et d’un taux suffisant de cotisations. Ces cotisations dépendent principalement des salaires, donc seulement d’une partie de la croissance. L’augmentation des dividendes des actionnaires n’augmentent pas les cotisations des retraites. Là encore, le choix du montant minimum des retraites n’est pas un problème de production, c’est un problème de partage de valeur ajoutée. Dans le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites, on trouve une section intitulée Une moindre dépendance à la croissance économique qui estime la variation des dépenses de retraite à l’horizon 2070 en fonction de différentes hypothèses de croissance. La différence entre les deux scénarios extrêmes (prévision de croissance de 1 % versus 1,8 %) ne représente qu’une différence de deux points de PIB (de 12 % du PIB consacrées aux dépenses de retraites à 14 % pour le taux de croissance le plus faible).
La deuxième limite du raisonnement concerne la fiscalité nette de la croissance. Comme nous l’avons vu, la croissance marchande génère aussi des coûts sociaux et environnementaux. Chaque année, les dépenses de santé remboursées par l’assurance maladie en France pour prendre en charge les pathologies imputables à la pollution de l’air atteignent les 3 milliards d’euros et selon l’Institut de veille sanitaire à peu près le même montant pour les 30 000 épuisements professionnels annuels. Produire plus de voitures n’est pas une garantie de revenu net pour l’État si cette activité génère plus de coûts que de bénéfices. Si c’est le cas, une diminution de la production de voitures viendrait alors alléger les budgets publics.
Ajoutons que certaines dépenses publiques sont liées non pas à l’activité économique elle-même, mais à la façon dont elle est organisée. Prenons le cas de la santé avec des médicaments dépassant presque toujours (et de loin) leurs coûts de production, ou même pour la fabrication d’éoliennes qui coûteraient jusqu’à 65 % moins cher si elles étaient produites par des coopératives à but non lucratif. Certains diront que, même une fois partiellement démarchandisée, l’augmentation de la production d’articles ou de médicaments générera un surcoût qu’il faudra financer. On revient ici à la première erreur de raisonnement selon laquelle les services publics dépendent d’une manne d’argent privée. Ce n’est pas le cas. La production, qu’elle soit publique ou privée, est limitée par deux facteurs de production fondamentaux : le temps disponible et les ressources naturelles. Si on veut “ plus ” de quoi que ce soit, il va falloir mobiliser plus d’heures de travail et plus d’énergie et de matériaux. La monnaie n’est qu’une étape intermédiaire de la valeur et l’argument selon lequel nous sommes limités parce qu’il n’y aurait pas assez d’argent est une chimère. Tant que les capacités réelles de production existent et sont mobilisables, il est possible de produire. Les manières de mobiliser ces capacités sont multiples, par des relations marchandes ou non marchandes, en utilisant la monnaie ou non et selon divers agencements institutionnels.
Et la dette alors ? La croissance économique n’est-elle pas le seul moyen de rembourser la dette publique ? Là encore, selon Timothée Parrique, il y a erreur de raisonnement. On mesure souvent la dette publique comme un ratio dette publique/PIB, par exemple, 118 % du PIB à la fin du premier trimestre 2021, ce qui donne l’impression qu’une augmentation du PIB est nécessaire pour faire baisser la dette. C’est trompeur pour plusieurs raisons. D’abord notons qu’une dette publique n’a jamais besoin d’être remboursée dans sa totalité. L’État n’est pas un agent économique comme les autres car il peut faire “ rouler sa dette ”, c’est-à-dire qu’il peut émettre des nouveaux titres de dette pour rembourser le paiement des anciens. Dès qu’un titre de dette arrive à maturité ou échéance (c’est-à-dire quand il doit être remboursé), il suffit de le rembourser avec l’émission d’un nouveau titre de dette. Le vrai coût de la dette, ce sont les intérêts que l’État doit payer pendant la durée de l’emprunt – on parle de “ charge de la dette ”. Le PIB est un flux et la dette est un stock. Pour mesurer le poids de la dette, il faut donc comparer la charge de la dette publique (le flux monétaire annuel dédié au paiement de la dette) au PIB (le flux monétaire total) ou au montant des recettes publiques. Ainsi, on peut connaître la part du PIB qui doit être consacrée à la charge de la dette (la logique est la même pour une entreprise qui mesurerait la charge de sa dette en estimant le coût annuel de son remboursement). Le coût de la dette publique française avoisinait les 33,2 milliards d’euros en 2020, soit 2,5 % des recettes publiques ou 1,5 % du PIB. En définitive, ce coût est une dépense publique comme une autre, un coût qui dépend des taux d’intérêt auquel l’État emprunte et plus généralement de la façon dont le système monétaire est organisé. Or aujourd’hui, l’État se finance auprès des ménages aisés à travers des intermédiaires financiers. Ce mode de financement a un coût – la rente perçue par ceux qui prêtent à l’État. On voit bien ici que l’impératif du remboursement de la dette n’est pas un mécanisme technique inéluctable, mais bien la résultante d’un choix fiscal et donc politique de redistribution. Selon un calcul de 2014 du Collectif pour un audit citoyen de la dette publique, la dette publique actuelle serait inférieure de 29 points de PIB si l’État avait emprunté directement aux ménages et aux banques à un taux d’intérêt réel de 2 % (l’équivalent du taux de croissance et du taux d’intérêt de longue période) au lieu de se financer sur les marchées financiers. Pourquoi s’évertuer à croître à tout prix alors qu’il suffirait d’organiser le financement de l’État différemment ? L’argument reste le même : la soutenabilité de la dette publique et plus généralement la question des budgets publics, n’est pas une question de volume du PIB mais plutôt de partage de la valeur ajoutée.
La qualité de vie.
La croissance est “ absolument nécessaire pour que le niveau de vie augmente ” nous dit Anne-Laure Delatte, directrice adjointe au Centre d’études prospectives et d’informations internationales. Car si l’argent n’achète pas le bonheur, il permet néanmoins d’acheter toutes ces choses qui y contribuent : une éducation de qualité, un logement décent, un accès aux soins de santé, une alimentation saine, la possibilité de voyager, etc. On ne l’appelle pas “ pouvoir d’achat ” pour rien – dans une économie où l’on satisfait ses besoins en achetant des choses, être riche, c’est être à l’abri du besoin.
Selon cette hypothèse, on devrait observer une forte corrélation entre PIB et bonheur, mais ce n’est pas le cas en réalité. Cette observation n’est pas nouvelle. Dans un article de 1974, l’économiste américain Richard Easterlin, présentait une trentaine d’enquêtes menées dans 19 pays différents sur le lien entre PIB et bonheur. Résultat : bien qu’il existe une corrélation positive entre les deux variables, ce lien s’estompe après un certain niveau de revenus par habitant. D’où les références aujourd’hui au “ paradoxe d’Easterlin ”, cette situation où les sociétés continuent de s’enrichir sans pour autant augmenter leur bien-être. Les études ont beaucoup évolué depuis, prenant en compte non seulement des indicateurs de bien-être subjectif comme le bonheur, mais aussi des indicateurs de bien-être objectif comme la durée de vie, les niveaux d’éducation, l’accès à l’énergie et la qualité de la démocratie. L’une des études incontournables sur le sujet, publiée dans le prestigieux journal Nature Sustainbility en 2021, compare les performances sociales de plus de 140 pays en lien avec leur empreinte écologique. On y apprend que le Costa Rica (PIB de 12 140 euros par habitant), la France (39 030 euros), la Finlande (48 773 euros) et les États-Unis (63 413 euros) ont une “ qualité de vie similaire ” avec des niveaux de PIB qui varient d’un rapport de 1 à 5. Même constat pour le dernier classement du “ World Happiness Report ” : la Finlande est le Danemark arrivent en tête de liste avec un PIB par habitant bien inférieur à celui d’autres pays beaucoup moins bien classés. Sur les 15 dernières années et pour les 149 pays du classement, les “ variables non économiques ” expliquent 74 % du niveau de bonheur, contre seulement 26 % pour le PIB par habitant. Nous retrouvons ici l’hypothèse de la saturation découverte par Easterlin : à partir d’un certain seuil de richesse monétaire, ce n’est plus la production de marchandise (évaluée en monnaie) qui compte. Ce résultat résonne avec ce que nous disent les sciences sociales sur le bonheur. Une étude ayant suivi 724 Américains depuis 1930 et tout au long de leur vie pour mieux comprendre les déterminants du bonheur et de la santé conclut que ce qui compte le plus sont “ les relations humaines ” : l’amour, l’amitié et la famille.
Concernant la santé, en 1975, l’économiste Samuel Preston démontrait l’existence d’un autre paradoxe, cette fois entre le PIB et l’espérance de vie. La croissance d’un pays pauvre s’accompagnait d’une hausse significative de l’espérance de vie alors qu’elle était faible ou nulle pour un pays riche. Certains diront que l’espérance de vie plafonne naturellement du fait de limites biologiques, mais le PIB cesse d’influencer la santé bien avant d’atteindre ce plafond. Le Portugal, par exemple, a une espérance de vie de 81 ans, soit 2,4 ans de plus que l’Américain moyen et cela avec 65 % de revenus par personne en moins. On aurait tort de penser qu’il faut faire croître le PIB pour améliorer la santé. Sachant qu’en France, les 5 % des hommes les plus riches (5 800 euros de revenus mensuels en moyenne) vivent 13 ans de plus que les 5 % des hommes les plus pauvres (470 euros), la réduction des inégalités serait une stratégie bien plus efficace pour améliorer notre espérance de vie que l’augmentation du PIB.
On retrouve cette situation pour la plupart des indicateurs de santé et de bien-être social. Comme le montre l’épidémiologiste britanique Richard Wilkinson, les habitants de pays égalitaires vivent plus longtemps et en meilleure santé, ont moins de grossesses non désirées et une moindre mortalité infantile et se font plus confiance. Ils ont des taux de criminalité et d’emprisonnement plus faibles, consomment moins de drogues et d’alcool et affichent des taux de réussite scolaire supérieurs et une meilleure mobilité sociale. Selon Wilkinson, si le Royaume-Uni venait réduire de moitié les inégalités de revenus, le pays pourrait diviser par deux ses taux de criminalité et d’obésité, se débarrasser de 2/3 des maladies mentales, réduire l’emprisonnement et les grossesses des adolescentes de 80 % et augmenter le niveau de confiance de 85 % – et tout ça, sans croissance du revenu national.
Ce n’est pas l’argent qui détermine le bien-être mais ce qu’il permet d’acheter, nous dit-on. Remarquons d’abord que la croissance ne fait pas le pouvoir d’achat : celui-ci dépend du partage de la valeur ajoutée plus que du niveau de production. Par exemple, le PIB américain est passé de 4 à 16 mille milliards de dollars entre 1967 et 2013 alors que sur la même période, le revenu médian des ménages américains a seulement augmenté de 19 % jusqu’en 1999 et a stagné depuis. Le PIB par habitant augmente mais ce n’est qu’une illusion statistique car le revenu médian des ménages stagne.
Notons ensuite que le pouvoir d’achat (le niveau de vie) n’est qu’un moyen d’augmenter le “ pouvoir de vivre ” (c’est-à-dire la qualité de vie), ou ce que l’économiste indien Amartya Sen appelait les “ capabilités ”. Je subviens à mon besoin de compréhension en lisant le livre que j’ai acheté dans une librairie, mais d’autres pourraient en faire autant en l’empruntant à la bibliothèque. La ville de Londres subvient aux besoins de logement de ses habitants à travers un marché majoritairement privé de l’immobilier et la ville de Vienne a travers un marché majoritairement public et coopératif. Le logement londonien est plus dépendant des revenus que le logement viennois, car il intègre dans son coût la rente de ceux qui possèdent les logements, ce qui n’est pas le cas pour l’immobilier à but non lucratif qui prévaut à Vienne (la logique est la même pour les transports publics, la santé, l’éducation, l’énergie, les télécommunications, etc.). Cela n’a rien à voir avec la qualité du logement et de la vie, car celle-ci est, selon le dernier classement du Mercer Quality of Living, bien meilleure à Vienne (classée première) qu’à Londres (classée 41ᵉ). Les besoins sont les mêmes, mais l’organisation économique de leur satisfaction diffère. Les inégalités foncières londoniennes créent une dépendance à la croissance des revenus, alors que la non-lucrativité viennoise crée une indépendance à la croissance.
La véritable question est la suivante : est-ce judicieux de traiter la satisfaction des besoins comme quelque chose qu’il faudrait faire croître indéfiniment ? Ce serait confondre “ amassement ” et “ abondance ”. La satisfaction des besoins ne répond pas à la logique de l’infini. Les besoins fondamentaux comme la subsistance, la protection et la liberté suivent des seuils de suffisance : suffisamment de nourriture pour être en bonne santé, suffisamment d’espace de vie pour être heureux chez soi, suffisamment de moyens de mobilité pour se sentir libre, etc. Personne n’a besoin d’une croissance infinie de médicaments ou de médecins ; il nous faut simplement avoir accès à la quantité et à la qualité nécessaires de soins pour rester en bonne santé. Les gens qui n’ont pas de vélo ont besoin “ d’un ” vélo, pas d’une augmentation annuelle (et perpétuelle) de 3 % de la production de vélos. Et une fois ce vélo produit, les besoins de mobilité deviennent dépendants de notre capacité à l’entretenir et à le réparer, besoin que l’on peut soit marchandiser (points de PIB), soit organiser collectivement à travers des réseaux de réciprocité non marchands type ateliers vélo autogérées (pas de point de PIB).
Une partie de notre confort matériel dépend des choses que nous possédons déjà. Je n’ai pas besoin “ d’acheter ” une machine à laver, j’ai besoin “ d’avoir accès ” à une machine à laver lorsque je souhaite nettoyer mon linge. En Suède, la majorité des immeubles ont une buanderie commune, alors qu’en France, plus de 96 % des ménages sont équipés d’un lave-linge individuel. En mutualisant la propriété des machines à laver, on en achète moins, ce qui fait baisser le PIB et la dépendance au pouvoir d’achat, tout en augmentant le pouvoir de vivre (ici la capacité de laver son linge à moindre coût). La production nécessaire devient stationnaire, juste assez pour remplacer et réparer les machines existantes, avec des fluctuations légères, à la hausse et à la baisse, en fonction de l’évolution des besoins.
Une autre partie de notre confort dépend de choses qui ne sont pas comptées dans le PIB. Le temps passé au contact de la nature est déterminant pour le bien-être. Mais pour cela, il faut du “ temps ” et de la “ nature ”, deux facteurs de bien-être qui sont souvent mis à mal par la croissance économique. À quoi bon produire plus (de lave-linge, par exemple) et polluer plus alors que nous pourrions produire moins pour un même service final, via une mutualisation de certains usages ? Cela nous permettrait de travailler moins, libérant ainsi du temps libre qui pourrait être passé agréablement dans une nature non dévastée par nos activités productives. À en croire les sociologues, ce n’est pas le travail ou le shopping qui nous rend heureux. Si l’on classe toutes nos activités quotidiennes en fonction du degré de satisfaction quelles nous procurent, le travail arrive en 21ᵉ position, juste après faire les courses. En tête de liste, on trouve des activités davantage qualitatives que quantitatives : aller au cinéma, à la bibliothèque et au musée, la promenade, le temps passé avec ses proches, le sport, la lecture et la sieste.
Il y a une autre raison qui explique pourquoi faire croître la taille totale d’une économie n’augmentera pas le bien-être de tous. Thorstein Veblen (1857-1929), le père fondateur de l’économie institutionnelle, affirmait quelque chose qui paraît maintenant évident : nous consommons, non seulement pour satisfaire des besoins directs (se loger, se nourrir, se déplacer, etc.) mais aussi pour afficher un “ statut social ”, pour se distinguer. Il fut un temps, cette distinction se faisait par la possession : certains possédait une voiture, un poste de télévision, ou partaient en vacances, quand d’autres n’y avaient pas accès. Aujourd’hui, l’accès à ces biens s’est démocratisé et les hiérarchies entre classes de consommateurs sont devenues plus subtiles. Le statut n’est plus défini par la possession (avoir ou ne pas avoir quelque chose), mais par la comparaison (le prestige de cette chose comparée aux autres). Il y a donc une dynamique collective de la consommation. Si les personnes que j’adule augmentent leur consommation, je me sentirai obligé d’augmenter la mienne pour ne pas me sentir inférieur. C’est “ l’effet de mode ”. Plus les inégalités sont élevées, plus ces effets (de mode et de snobisme) sont puissants, entraînant ce que Robert H. Frank appelle des “ dépenses en cascade ” : l’augmentation de la consommation d’une classe donnée provoque une hausse de la consommation chez la classe inférieure, qui elle-même est imitée par la classe suivante. Ici, le point central est que si tout le monde augmente sa consommation, personne ne progresse véritablement. C’est un jeu à somme nulle, car chaque individu s’efforce d’obtenir un avantage, mais comme tous essaient de le faire, tous restent dans la même position relative. À quoi bon tous doubler nos heures de travail pour pouvoir se payer une Ferrari, si le but d’avoir une Ferrari est seulement d’impressionner les autres (qui ne le seront pas car eux aussi en auront une). Pour se démarquer, il faudra maintenant posséder deux Ferrari, et ainsi de suite. En définitive, la croissance des Ferrari n’augmenteront pas le bien-être.
Conclusion.
La promesse d’une croissance porteuse de bonheur est vide de sens. Penser que le PIB augmente le bien-être, c’est se regarder le doigt qui montre la Lune. Pour une économie du bien-être, arrêtons de parler de niveaux de vie quantitatif et concentrons-nous sur la “ qualité de vie ”, c’est-à-dire le “ pouvoir de vivre ”, le sens et la convivialité et non le pouvoir d’achat. Si les besoins ne sont pas satisfaits, produisons ce qui est nécessaire pour qu’ils le soient et arrêtons-nous ensuite. La “ croissance ” doit être reconsidérée comme une “ stratégie d’ajustement temporaire ” à une situation de manque et non pas comme le mode de fonctionnement par défaut d’une économie développée.
La croissance est un faux remède, l’élixir trompeur des rêves impossibles. Espérer résoudre des problèmes complexes comme le chômage, la pauvreté, les inégalités, l’austérité et le mal-être en appuyant sur le bouton PIB, c’est un peu comme espérant réparer un ordinateur en tapant dessus avec un marteau. L’éradication de la pauvreté, la réduction des inégalités, l’emploi, les services publics et le bien-être ne ruissellent pas des augmentations comptables d’un indicateur abstrait. La question de comment augmenter le PIB est un bien pauvre substitut pour une question bien plus fondamentale : de quoi avons-nous vraiment besoin ? Comment voulons-nous vivre ? Et que voulons-nous produire ?
Certains viendront nuancer le propos : si la croissance n’est pas suffisante pour résoudre les problèmes, elle reste du moins nécessaire – c’est le “ Théorème de la croissance comme préalable ” que critiquait l’économiste Jean Gadrey il y a plus de 10 ans déjà. Si l’on admet que la croissance ne réduit pas les inégalités, on dira qu’au moins, elle fait bouger le spectre des revenus vers le haut, réduisant alors la pauvreté. Et si l’on admet que la croissance n’a pas réussi à réduire la pauvreté, on dira que c’est parce qu’elle est inégalement redistribuée. Si l’on accepte que la croissance n’est pas nécessaire pour créer de l’emploi, on dira que le problème concerne notre capacité à rémunérer ces nouveaux emplois, Et si l’on admet qu’il est possible de financer des activités sans croissance, ce sera alors le manque d’emplois qui sera une limite. Ces raisonnements sont parfaitement circulaires et dans le cadre des théories économiques dominantes insolubles. La dernière ligne de défense consistera à dire que toutes ces choses sont possibles en théorie, mais infaisables politiquement. Oui, nous pourrions faire disparaître la pauvreté ; oui, il est possible de trouver du travail pour chaque demandeur d’emploi sans forcément augmenter la production matérielle et ainsi de suite, mais les politiques ne le feront pas. Si le débat arrive jusqu’ici, alors ce chapitre aura atteint son objectif : démontrer que les barrières à l’action ne sont pas économiques, mais bien politiques, morales et culturelles.
Lire la suite : La croissance économique infinie … 3ième partie.
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