Avec ou sans l’aide des organismes vivants ? Le sol

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Parmi les différents outils suggérés par Christian Dupraz pour obtenir une agriculture décarbonée, durable et productive, il y a les “ techniques culturales simplifiées ”. Il s’agit d’une méthode agroécologique qui focalise sur les besoins du sol pour être en santé afin que celui-ci produise des aliments sains en quantité et en qualité.

Les techniques culturales simplifiées.

Marie-Monique Robin nous en présente les caractéristiques à travers sa rencontre avec Manfred Wenz, un agriculteur allemand, qui s’est converti à l’agriculture biologique après plus d’une dizaine d’années d’agriculture industrielle de blé et de maïs hybride cultivés à grand renfort d’intrants chimiques. Depuis, il n’utilise aucun engrais ni herbicide chimique mais plutôt un “ couvert végétal permanent ” qui nourrit le sol et empêche les mauvais herbes de pousser. À la fin des années 1950. Il avait commencé à avoir de sérieux problèmes avec la pyrale du maïs. C’est pourquoi, il avait décidé d’épandre des insecticides par hélicoptère. Cela lui a donné un répit pendant quelques années, mais en 1967, il a eu un problème avec un insecticide qui ne fonctionnait plus du tout. Non seulement il a tout essayé, sans succès, mais les mauvaises herbes sont devenues résistantes à la simazine et il ne savait plus comment faire pour s’en débarrasser. Un jour, il a assisté à une conférence du Dr. Schutzfrieser, qui présentait les problèmes que rencontraient les paysans dans la région du Rhin : les mauvaises herbes résistantes, les insectes résistants. Réalisant qu’il avait les mêmes problèmes dans ses champs, c’est là qu’il a décidé d’arrêter l’agriculture chimique et de passer au biologique. Et grâce à la méthode agroécologique qu’il pratique, il n’a plus ce genre de problème. Mais, il reconnaît d’emblée que ce ne fut pas immédiat et qu’il a vraiment eu du mal pendant une dizaine d’années. Le problème, c’est qu’il avait arrêté les produits chimiques sans changer sa manière de travailler, car il continuait de penser “ conventionnel ” : labourer, travailler dur, bouger le sol. Il a fallu attendre 1980 pour qu’il connaisse le Dr. Hans Kemink, qui lui a appris la technique du non-labour et là tout a changé. C’est lui, en effet, qui lui a appris à penser du “ point de vue du sol ”. Il reconnaît qu’il avait tout à apprendre, car, comme tous les agriculteurs conventionnels, il ne connaissait rien à la vie du sol.

Quel était l’état de votre sol ? Il était parfait lorsque Manfred Wenz a commencé l’agriculture dans les années 1950, mais quinze ans plus tard, il était tout dur, d’une couleur très claire. Manfred Wenz dit avoir compris, grâce au Dr. Kemink, que les produits chimiques, notamment les engrais, avaient complètement détruit “ l’humus ”, qui est pourtant la clé d’une terre fertile et productive. Grâce aux techniques culturales simplifiées, il a pu progressivement reconstituer l’humus dans ses champs de culture. Depuis quinze ans, les Wenz, père et fils, pratiquent ces techniques culturales simplifiées dont les résultats sont véritablement révolutionnaires. Pour les résumer, précisons que les Wenz ne labourent “ jamais ” leurs champs, ils n’utilisent “ jamais ” d’engrais chimiques ni même de compost, mais nourrissent leurs sols avec un couvert végétal permanent considéré comme un “ engrais vert ”. Enfin, ils pratiquent le “ semis direct ”, par exemple, en semant du soja au milieu des plants de seigle et de trèfle fraîchement coupés, qui constituent ce qu’on appelle du paillis (mulch). Pour cela, il utilise une machine agricole, que Friedrich a spécialement développée avec un inventeur suisse, qui permet de ne pas compacter le sol, mais aussi de semer plusieurs plantes en même temps, tout en coupant ou broyant les cultures qui servent d’engrais vert.

Pourquoi ne laboure-t-il pas le sol avant de semer ? Tout simplement pour éviter le plus possible de remuer le sol. Friedrich précise que chaque préparation du sol perturbe la vie microbienne et que c’est très néfaste, car il y a toute une série d’organismes, comme les champignons du sol, qui ont besoin de temps pour se développer. Quand on laboure avec tracteur et charrue, ces champignons sont détruis et doivent repartir de zéro, alors qu’ils sont aussi importants que les bactéries pour le processus de décomposition des matières organiques, nécessaire au développement d’un humus nutritif. De plus, le labour met le sol à nu ; or, du point de vue biologique, un sol nu est un non-sens. Normalement, dans la nature, il n’y a jamais de sol nu et quand c’est le cas, il est aussitôt occupé par des plantes qui s’empressent de le recouvrir. Si l’agriculture dite “‌ moderne ” repose sur l’exploitation de sols nus, c’est parce que c’est un système confortable, car il permet de faire place nette et de travailler sans être dérangé. L’agriculture conventionnelle repose sur “ l’artificialisation du sol ” considéré simplement comme un support sur lequel on déverse des nutriments, qui viennent de l’extérieur. Ce n’est pas du tout ce que l’on voit dans la nature, qui sait pourtant travailler avec la plus grande efficacité. Il est clair pour Friedrich Wenz, que si on veut pratiquer une agriculture durable, c’est vers le modèle naturel qu’il faut aller.

Pourquoi avoir semé du soja au milieu du seigle et du trèfle ? Friedrich a semé cette combinaison de plantes comme des “ cultures préliminaires ”, parce que c’est la meilleure manière de préparer les sols avant les semis de la culture principale, soit du soya, mais ça pourrait être aussi du maïs ou du blé. Le seigle est une plante qui a un système racinaire très étendu, c’est-à-dire qu’il couvre une superficie très large avec ses racines, ce qui permet un développement maximal de l’activité microbiologique du sol. De plus, il fabrique beaucoup de matières sèches et donc de carbone. Le trèfle est une légumineuse qui fixe l’azote de l’air. Or le carbone et l’azote constituent la base de l’humus. C’est donc un mariage de plantes parfait, puisqu’elles se complètent pour constituer un engrais vert qui permet d’enrichir le sol à court terme. Et le soja profite de cette combinaison. D’abord parce qu’il est semé dans un sol riche en racines vivantes, qui sont indispensables pour une fertilité durable et la santé des cultures. De plus, il est semé au milieu des résidus de trèfle et de seigle, qui constituent un couvert végétal permettant de protéger le sol contre les agressions mécaniques, telles que la pluie, le vent, les rayons du soleil ou contre la transpiration et les chocs climatiques tels que la sécheresse ou les coups de froid. Le couvert végétal permanent permet également de résister aux effets du changement climatique, qui sont de plus en plus fréquents. Et c’est aussi un moyen d’éliminer les émissions de gaz à effet de serre et même de stocker du carbone en grande quantité. Bref, on gagne sur tous les tableaux. D’ailleurs, les auteures du manuel québécois Des pratiques agricoles ciblées pour la lutte aux changements climatiques, recommandent également d’éviter les sols nus et les jachères pour réduire les émissions de dioxyde de carbone et accumuler le carbone. Les auteures recommandent également de remplacer les engrais minéraux de synthèse par les cultures d’engrais verts, notamment de légumineuses, qui ont la capacité de fixer l’azote de l’air.L’azote fixé naturellement n’a pas à être fabriqué et transporté, ce qui réduit les émissions de GES par rapport aux engrais minéraux. De plus, le remplacement des engrais chimiques par des engrais verts permet d’éviter les surplus d’azote non utilisés, qui sont à l’origine d’émissions de protoxyde d’azote (N20), un GES trois cent vingt fois plus puissant que le dioxyde de carbone (C02).

Fin des ravageurs et des mauvaises herbes.

Comparativement aux rotations de cultures, les monocultures fragilisent, à long terme, la structure du sol, écrivent les deux auteures agronomes du manuel québécois, qui précisent que les rotations de cultures bien planifiées, incluant des engrais verts et des légumineuses permettent aussi d’augmenter les rendements. Comme l’explique Friedrich Wenz, si on fait la même culture plusieurs années de suite, alors la microbiologie du sol s’appauvrit, parce qu’elle n’a plus la base pour se régénérer et tout le système se déséquilibre. C’est pourquoi, Freidrich a semé en même temps que le soja de la caméline, une oléagineuse de la famille de la moutarde et du colza, qui fournit une huile de cuisine très riche. L’avantage, c’est que la caméline lève très rapidement et qu’elle prend la place du seigle et du trèfle, en s’implantant là où il y a de la place, ce qui permet de contrôler les mauvaises herbes. Il n’y a donc pas de problème avec les mauvaises herbes parce que le sol est toujours occupé par des plantes qu’il a choisies parce qu’elles ont une utilité et qu’il n’y a tout simplement pas de place pour que les mauvaises herbes poussent ou du moins deviennent dominantes. Il n’utilise jamais aucun produit chimique, car la seule chose qui lui importe, est de savoir quelle plante réagit avec quelle plante, autrement dit, ce qui va ensemble.

Et que fait-il lorsque ses cultures sont attaquées par des ravageurs ? Pour répondre à cette question, Friedrich rappelle ce qu’est l’essence des techniques de cultures simplifiées. Il s’agit d’un système et non pas de mesures isolées. Le pilier, c’est le sol et la fertilité du sol. La plante se nourrit du sol et nous ne nourrissons pas la plante, mais le sol. C’est pourquoi la plante est en meilleure santé.  La raison, c’est qu’elle fabrique plus de substances sèches et que ses parois cellulaires sont plus épaisses, elles sont donc plus résistante aux champignons et aux maladies et les plantes saines ne sont pas attractives pour les parasites.  Depuis que nous pratiquons les techniques de cultures simplifiées, nous n’avons jamais eu de problèmes avec les parasites dans nos champs, conclut Friedrich en insistant sur le “ jamais ”. Est-ce que la présence de ravageurs est un signe que les sols ne sont pas en bonne santé ? Pour Friedrich Wenz, lorsqu’il y a beaucoup de ravageurs, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Peut-être est-ce un problème de rotation de cultures, ou de préparation des sols, ou de sélection des semences, un problème d’engrais, plusieurs facteurs peuvent expliquer ce fléau. On n’est pas toujours en mesure de contrôler tous les facteurs, c’est pourquoi la méthode appliquée par Friedrich consiste à considérer le système dans son  ensemble. La question, c’est de trouver l’équilibre entre tous les éléments de l’écosystème et, une fois cet équilibre trouvé, tout fonctionne  facilement.

Quels sont vos rendements comparés à ceux du soja conventionnel ? Pour Friedrich, ils sont similaires, quelques fois ils sont plus élevés, parfois un peu inférieurs, cela dépend des conditions climatiques. Avec le changement climatique, on a besoin de systèmes stables qui ne marchent pas que dans des conditions optimales, mais qui sont capables de résister à des conditions extrêmes de plus en plus fréquentes. C’est l’un des avantages majeurs des techniques de culture simplifiées (TCS). Combien de fois reviendrez-vous dans votre champ entre le semis et la récolte ? Friedrich précise qu’il s’agit d’un autre avantage des TCS parce qu’il n’a pas à revenir dans son champ entre ces deux étapes. Toutefois, il va épandre une “ préparation biodynamique ” à base de bouse de corne, à raison de 40 à 50 litres par hectare et puis c’est tout.

L’agriculture biologique et la théorie de l’humus.

L’autrichien Rodolf Steiner (1861-1925) est l’un des pères fondateurs de l’agriculture biologique avec le britannique  Albert Howard (1873-1947), le suisse Hans Müller (1891-1988) et sa femme Maria Müller (1894-1969), l’allemand Hans Peter Rusch (1906-1977) et le japonais Masanobu Fukuoka (1913-208). Ils ont en commun un attachement à l’humus, comme facteur essentiel de la fertilité des sols et qu’ils se sont opposés à la conquête du territoire de l’agronomie par la chimie, qui a conduit à relativiser les processus du sol dans la productivité des plantes, ainsi que l’a écrit Yvan Besson dans sa thèse de doctorat consacré à l’histoire de l’agriculture biologique. Tous n’ont eu de cesse de dénoncer le “ réductionnisme chimique ”, base de la nouvelle agronomie mise en place dans l’euphorie industrielle, laquelle a balayé l’histoire agricole et agronomique antérieure basée essentiellement sur l’empirisme, à travers le recours efficace aux fumiers et composts. Tous aussi ont critiqué la posture des agrochimistes qui ignoraient, voire méprisaient, les savoir-faire paysans et ce que les agronomes Marcel Mazoyer et Laurence Roudart appellent “ l’héritage agraire de l’humanité ”. Les fondateurs de l’agriculture biologique s’appuient sur une observation qui, transmise de génération en génération, était devenue une évidence pour les paysans : l’apport régulier de matières organiques permet de maintenir durablement la fertilité des sols cultivés. De fait, depuis l’avènement de l’agriculture, à l’époque du néolithique, les paysans ont observé que la mise en culture des sols entrainait progressivement leur appauvrissement et que, pour y remédier, il fallait leur restituer les matières organiques puisées par les plantes pour leur développement.  Ce constat universel est à l’origine de la pratique traditionnelle de la “ fumure ” constituée d’un compost, dans lequel étaient mélangés des végétaux (feuilles, branches, herbes) avec des excréments d’animaux et parfois aussi d’humains. Bref, les pratiques ancestrales de la fumure visent à engraisser la terre, comme on engraisse les animaux.

C’est précisément de l’observation des pratiques agricoles qui ont “ fait leurs preuves ” qu’est née l’agronomie moderne au XVII siècle. S’inscrivant dans la continuité des traités agraires rédigés depuis l’Antiquité, la nouvelle science vise à optimiser les ressources et potentialités locales (sols, eau, espèces cultivés) en agençant au mieux les productions dans le temps et dans l’espace et en améliorant les pratiques de travail du sol. L’un des précurseurs français est Olivier de Serres (1539-1619), un gentilhomme huguenot qui exploita un domaine de 200 hectares en Ardèche. Il fut l’un des premiers à pratiquer une “ agriculture raisonnée  ”, en utilisant l’assolement (l’alternance des cultures sur un même terrain), les légumineuses (la luzerne), les fumures d’animaux (bétail, volailles) et en pratiquant une grande diversité de production : vivrières (céréales, légumes, fruits), plantes et arbres médicinaux, pisciculture. Considéré comme le père de l’agriculture, il consigna son expérience dans un ouvrage intitulé Théâtre d’Agriculture et Messages des Champs, que le roi Henri IV fit tirer à 16,000 exemplaires et envoyer dans toutes les paroisses de France. Au même moment, en Allemagne, Albrecht Thaër (1752-1828), qui, comme les physiocrates en France, vise à rentabiliser l’activité agricole, publie les quatre volumes de ses principes raisonnésd’agriculture, où il compare la productivité des systèmes culturaux de l’époque. Pour Albrech Thaër, l’humus représente, si l’on excepte l’eau, la seule substance qui, dans le sol, fournisse un aliment aux plantes. Il est souvent présenté comme le dépositaire de la théorie de l’humus au XIXᵉ siècle, qui fut évincé par la théorie minérale de Liebig.

La révolution agrochimique et la théorie minérale.

L’allemand Justus Von Liebig (1803-1873) est généralement considéré comme le père de la chimie agricole et de la théorie minérale de la nutrition végétale. Il faut souligner que Liebig qui prônait le “ tout laboratoire ” et qui méprisait la “ réalité du champ et de l’étable ”, s’est largement inspiré des travaux de Carl Philipp Sprengel (1787-1859), un ancien étudiant de Albrecht Thaër, pour établir la théorie qui deviendra la bible des fabricants d’intrants chimiques. Carl Philipp Sprengel  est le premier à affirmer le rôle des minéraux pour la croissance des végétaux et à formuler la “ loi du minimum ” :Lorsqu’une plante a besoin de douze éléments pour sa croissance, elle ne parviendra jamais à maturité si une de ces substances vient à manquer et elle sera continuellement rabougrie, si une seule est en quantité insuffisante ”. Dans son laboratoire, Liebig fait brûler des végétaux et observe que leurs cendres contiennent principalement de l’azote (N), du phosphore (P) et du potassium (K). Il en conclut qu’il “ suffit ” d’apporter aux plantes ces trois éléments pour qu’elles se développent. Comme le souligne l’agronome Matthieu Calame, Liebig est l’inventeur de la “ culture hors sol ”, qui consiste à faire pousser des plantes sur un support simplement en leur fournissant suffisamment d’éléments minéraux.  Cette nouvelle théorie induit une rupture fondamentale en agriculture. Jusque-là, l’agriculture était principalement considérée comme l’art de “ prendre soin du sol ” en vue de produire. Désormais, il faut “ nourrir les plantes ”. L’engouement que provoqua la théorie minérale de Liebig est lié au contexte de l’époque, qui était celui de la chimie triomphante du XIXᵉ siècle, dont l’Allemagne était le berceau.  Liebig multiplie les démonstrations, qui sont alors reprises un peu partout en Europe, provoquant ainsi l’enthousiasme des chimistes et agronomes, dont témoigna Hans Peter Rusch, l’un des pères fondateurs de l’agriculture biologique : “ La fumure organique préconisée par Thaër était une chose obscure, inexpliquée, voire mystérieuse, nul ne pouvait dire comment elle agissait réellement. Vint alors “ l’explication scientifique ”, claire et rigoureuse. Une analyse chimique du sol permettait de mettre en évidence une carence minérale et, quand on apportait au sol des composés chimiques (sels minéraux) directement assimilables par les plantes, on faisait la démonstration qu’il était possible, même sur des sols infertiles, mieux encore sur des graviers, du sable et de l’eau, sans “ aucune participation du sol ”, d’obtenir miraculeusement une croissance exubérante des plantes ”. Exit, donc, la théorie de l’humus, et place à ce que Hans Peter Rusch, comme le britannique Albert Howard, appellent la “ mentalité NPK ”, qui caractérise les adeptes de l’agriculture industrielle tout le long du XX siècle.

À la même époque, un français Jean-Baptiste Boussingault (1802-1887) fut aussi l’un des fondateurs de la chimie agricole, à qui l’on doit la découverte du cycle de l’azote. C’est lui qui élucida l’ensemble des réactions chimiques qui se produisent au cours de la nitrification, soulignant ainsi que “ le sol est dynamique chimiquement ”. Mais, à la différence de Liebig, Boussingault n’est pas seulement chimiste, il est aussi agronome. Il a fondé en 1836, une ferme expérimentale, considérée comme la première station agronomique européenne. Il y a mené de nombreuses expériences agronomiques sur la rotation des cultures, les semences, le fumier de ferme, consignant scrupuleusement les résultats et utilisant ensuite, dans son laboratoire, l’analyse chimique pour tenter de comprendre les mécanismes à l’œuvre. Prônant “ l’alliance  du laboratoire et de la ferme ”, Boussingault est aussi considéré comme l’initiateur de la “ science du sol ”. Dans son livre Économie rurale considérée dans ses rapports avec la chimie, la physique et la météorologie, il accorde de longs développements au fumier, qui reste pour lui le seul engrais véritablement indispensable, d’où la présence de nombreux animaux dans sa ferme expérimentale alsacienne. L’influence de Boussingault domina largement celle de Liebig pendant la seconde moitié du XIX siècle. D’abord, parce que les essais agronomiques du chimiste allemand furent très décevants : les plantes nourries avec le cocktail NPK se révélèrent extrêmement  fragiles. Ensuite, en 1847, sa tentative de lancer un engrais azoté chimique échoua, car le processus de fixation de l’azote de l’air lui était inconnu et que par conséquent, la synthèse chimique à grande échelle était alors exclue. De plus, à partir de 1860, de nombreuses découvertes relancèrent l’intérêt pour la compréhension des “ mécanismes du sol ”, grâce au rôle, jusque-là inconnu, des micro-organismes (bactéries, champignons) révélé par Louis Pasteur (1822-1895), Joseph Lister (1827-1912) et Robert Koch (1843-1910). En 1888, s’appuyant sur les nouvelles connaissances de la microbiologie, le chimiste allemand Hermann Hellriegel (1831-1899) expliqua comment les légumineuses parviennent à fixer l’azote de l’air, grâce à la présence de micro-organismes dans les nodosités de leurs racines. Avec ceux de son compatriote Albert Schultz-Lupitz (1831-1899), ses travaux conduisirent aux premiers essais sur les engrais verts. Au même moment, en Russie, Vassili Dokoutchaïev (1846-1903) inventait une nouvelle science : la pédologie, ou science des sols. Dokoutchaïev expliqua que la fertilité d’un type de sol exceptionnellement riche en humus, était due à l’activité d’agents microbiologiques constituant l’interface entre le monde minéral (les roches) et le monde vivant (les matières organiques). Comme le résume Yvan Besson, dans sa thèse de doctorat consacré à l’histoire de l’agriculture biologique : “ Entre la fin du XIX siècle et la première guerre mondiale, la chimie agricole perdit sa position dominante dans les sciences agronomiques. C’est la biologie, d’abord avec la microbiologie des sols, puis la génétique, qui tint la première place. Pour voir une première généralisation de la “ fertilisation chimique ”, il faut attendre la fin du premier conflit mondial et la reconversion agrochimique des industries des explosifs et des gaz de la guerre, avec une production massive d’engrais chimiques et le développement de la mécanisation ”.

La vision de l’agriculture chimique.

En effet, l’agriculture industrielle est devenue possible grâce aux explosifs et aux gaz de combat, ce que Marie-Monique Robin a longuement décrit dans son livre Notre poison quotidien : C’est grâce (ou à cause ?) de la première guerre mondiale que l’agriculture a basculé dans le “ tout chimique ”.Cette conversion funeste qui bouleversera profondément le mode de production agricole et alimentaire, est attribuable aux travaux de Fritz Haber (1868-1934). Le chimiste allemand, s’est rendu d’abord célèbre pour avoir inventé un procédé de fabrication de l’ammoniac par synthèse de l’hydrogène avec l’azote de l’air, ce qui lui valu le prix Nobel en 1918. Or l’ammoniac est une source de nitrates, indispensables à la production d’engrais azotés, mais aussi d’explosifs. Une fois la guerre terminée, il fallait trouver un débouché à la production des nitrates et ce fut l’agriculture. C’est donc grâce à la boucherie de la première guerre mondiale que le rêve de Julius Von Liebig put se réaliser : produire à grande échelle des engrais de synthèse, qui envahiront progressivement les champs du monde entier. Mais ce n’est pas tout, car Fritz Haber est aussi considéré comme le “ père de la guerre chimique ”, car c’est lui qui mit au point les gaz de combat comme le gaz moutarde. Dès 1916, alors que la guerre semble tourner en défaveur de l’Allemagne, Haber songe déjà à recycler les armes chimiques qu’il a développées dans un domaine civil alors très en vogue en Allemagne : la lutte contre les insectes nuisibles. Le transfert des techniques de guerre chimique à l’entomologie débute avec la bataille contre les poux dans les bâtiments, rapporte Sarah Jansen, chercheuse à l’Institut Max-Planck de Berlin. Les liens institutionnels et technologiques qui se nouent à l’occasion de cette entreprise martiale seront ensuite renforcés dans la bataille contre les insectes forestiers lors du traitement de forêts entières. À la fin de la guerre, Fritz Haber est nommé commissaire national pour la lutte contre les insectes et fonde une société dédiée à la nouvelle “ cause”. C’est cette firme qui développera une préparation très toxique, à base d’acide cyanhydrique, destinée à être épandue sur les champs et les bâtiments infectés par les insectes. Cette préparation s’appelait le Zyklon B, qui sera utilisé vingt ans plus tard par les nazis pour exterminer les juifs d’Europe dans des chambres à gaz, dont plusieurs parents et proches de Fritz Haber, qui était juif lui-même. L’histoire de Fritz Haber est exemplaire, car elle illustre parfaitement le creuset idéologique dans lequel s’inscrit l’avènement de l’agriculture chimique. C’est ce que Matthieu Calame, agronome, appelle “ l’idéologie bellomécaniste ”, qu’il résume ainsi : “ La pensée et la pratique agronomiques dominantes sont tributaires d’une vision du monde – englobant les rapports sociaux, les rapports entre États et les rapports entre l’homme et le vivant – que l’on pourrait caractériser par deux principes : tout est machine et tout est guerre ”.

Soigner le sol pour bien nourrir les hommes.

C’est dans ce contexte “ bellomécaniste ” que s’inscrit la naissance de l’agronomie biologique. Notons que, jusqu’à la fin du XIX siècle, la seule agriculture pratiquée était biologique, puisque les engrais et pesticides chimiques n’existaient pas. Si les fondateurs de l’agronomie biologique revendiquent ouvertement “ l’héritage agraire de l’humanité ”, leur démarche va bien au-delà d’un simple refus de l’usage agricole des techniques issues de la “ guerre chimique ”. Ce qui les unit, c’est surtout “ le rejet d’un projet et d’une vision particulière du vivant et de sa gestion née progressivement et développée en Occident ”. Tous s’opposent au double modèle de “ l’animal-machine  et de la lutte comme modalité d’être ”, en soulignant au contraire “ la fructueuse complémentarité et interdépendance entre les différents organismes vivants qui peuplent la Terre ”. Tous enfin, pensent qu’une terre maltraitée, voire empoisonnée, ne peut pas produire d’aliments sains et qu’il faut soigner le sol pour bien nourrir les hommes.

L’agriculture biodynamique est une agriculture assurant la “ santé du sol et des plantes ” pour procurer une “ alimentation saine ” aux animaux et aux hommes. Elle se fonde sur une profonde compréhension des “ lois du vivant ” acquise par une vision qualitative globale de la nature. Cette citation de Rudolf Steiner, issue de son livre Agriculture, fondements spirituels de la méthode biodynamique, illustre parfaitement la démarche de celui qui comparait la planète à un organisme vivant, baptisé “ Gaïa ”. Dans cette conception, le sol joue un rôle central, car il est le réceptacle de tous les organismes qui contribueront à produire la nourriture, sans laquelle les humains ne peuvent tout simplement pas vivre. Comme l’a relevé l’agronome René Dumont : “ Steiner est un des premiers à pressentir la notion d’écosystème ”. Pour Steiner, l’exploitation agricole biodynamique, constitue un véritable organisme, doué d’une santé et d’une capacité de production durables qui est le gage de la stabilité d’une société face aux crises politiques et économiques qui peuvent surgir. Pierre Masson explique : La biodynamie tente d’approfondir les lois spécifiques du vivant et de les appliquer à l’agriculture ”. Les cultures, les animaux, l’agriculteur ainsi que l’environnement économique dans son entier exercent une influence à tous les niveaux de l’environnement naturel (pédosphère, écosphère, paysage, atmosphère, cosmos)et réciproquement, créantainsi des interrelations complexes. L’agriculture biodynamique se fonde sur une compréhension et une prise en compte de ces interactions afin de “ stimuler ” le vivant et ses produits intrinsèques dans le but de préserver un organisme sain (l’exploitation agricole ou la ferme) garant d’une agriculture durable ”.

Concrètement, l’agriculture biodynamique se distingue de ses collègues biologiques traditionnels par l’application de trois principes :

la conception de la ferme comme un organisme agricole, vivant, diversifié et le plus autonome possible pour tous les intrants, ce qui implique la cohabitation des animaux et des cultures ;

l’utilisation d’un calendrier planétaire pour réaliser les travaux agricoles au moment le plus opportun, car en biodynamie l’influence des astres et de la lune joue un rôle central sur la croissance des plantes ;

l’utilisation de “ préparations biodynamiques ”, comme la “ bouse de corne ”, pour renforcer l’équilibre des sols et des plantes.

La “ bouse de corne ” : ésotérique ou microbiologique ? La bouse de corne fait partie des préparations biodynamiques recommandées par Rudolf Steiner pour améliorer la fertilité du sol et la santé des plantes (préparation 500 et 501) ou la qualité du compost (préparation 502 à 507). Comme l’explique Friedrich Wenz, la préparation 500 est constituée d’une bouse de bonne qualité, provenant d’une vache qui a été nourrie avec de l’herbe ou du foin et pas avec de l’ensilage ou des compléments alimentaires, car cela affecte la qualité du matériau brut. Ce fumier est placé dans une corne de vache, qui est enterrée à l’automne à au moins 60 centimètres de profondeur, puis déterrée au printemps. On obtient alors une sorte de terreau qui n’a plus rien à voir avec la bouse d’origine. Le fumier du départ est verdâtre, avec une odeur bien spécifique, tandis que le matériau qui sort au printemps est marron clair, avec une odeur agréable d’humus et une structure colloïdale très ferme. Mais d’où vient ce changement ? Et Friedrich d’expliquer que c’est une question d’hormones, car la gestation entraîne une transformation hormonale, dont la corne garde la trace. De fait, la corne n’est pas un os, mais bien une excroissance, qui est plus proche du poil. Comme les cheveux chez les humains, elle garde en mémoire les évènements biologiques marquants. 

C’est ainsi, d’ailleurs, qu’en février 2017, l’association Générations futures a traqué les “ substances chimiques nocives ” sur la tête des plus grands défenseurs de la nature et du bio dont José Bové, Yann-Arthus-Bertrand et Nicolas Hulot. Les résultats des analyses présentés dans le journal Le Monde font froid dans le dos : 150 pesticides, 3 bisphénols, 13 phtalates ou leurs métabolites et 32 types de polychlorobiphénytes (PCB). Pour rappel, ces perturbateurs endocriniens sont connus pour augmenter les risques de certaines maladies en forte progression depuis plusieurs décennies (cancers hormono-dépendants, obésité, diabète, troubles de la fertilité, maladies dégénératives neurologiques). Le pire, c’est que l’on retrouve aujourd’hui ces substances chimiques nocives chez la majorité des humains, des animaux, des plantes, des sols et des eaux de la planète en tant que sinistre héritage des industries pétro et agro-chimiques. Doit-on encore parler d’interventions phytosanitaires ou d’empoissonnement généralisé menaçant l’existence du vivant sur la planète Terre ?  

Chez la vache, chaque fois qu’elle met bas, un anneau se grave dans sa corne. Dr. Monika Krüger, microbiologiste à l’université de Leipzig en Allemagne, a confirmé à Friedrich qu’il y avait bien des traces d’hormones dans la corne de vache utilisée et que celles-ci jouaient un rôle de catalyseur, en stimulant l’action des bactéries contenues dans le fumier. Le matériau obtenu n’est pas un engrais “ classique ”, car les quantités utilisées sont trop infimes. Mais en brassant 100 grammes de bouse de corne dans 250 litres d’eau dans un mélangeur biodynamique, on dynamise par oxygénation la préparation. En fin de journée, Friedrich pulvérise environ 40 litres de mélange par hectare dans son champ de soya à quelques heures de l’arrivée d’un orage qui permettra à la préparation de bien pénétrer dans le sol et de pouvoir agir sur le processus de formation des racines. Comme Friedrich l’explique, ce qui compte ici, ce n’est pas la quantité de matériau épandu, mais sa capacité à stimuler l’activité microbiologique du sol. La bouse de corne est bien un catalyseur biologique très puissant, qui agit à de très faibles doses, comme les hormones ou les vaccins et qui sert à construire le sol, plutôt qu’à nourrir les plantes. La biodynamie ne s’attache pas à la matière, mais aux forces que celle-ci permet de mettre en œuvre. Mais est-ce que ca marche vraiment ? Tellement bien précise Friedrich Wenz, qu’en Australie où les sols sont très pauvres et le climat difficile, près de 3 millions d’hectares sont cultivés en biodynamie. La technique de la bouse de corne y a été introduite par Alex Podolinsky, un allemand qui s’est installé là-bas vers 1950. La préparation permet d’allonger le temps des prairies d’un mois, ce qui est très important pour nourrir le bétail. Dans le sud de l’Australie, il existe une station où 160,000 cornes ont été enterrées, pour fournir les paysans. La plupart d’entre eux n’ont jamais entendu parler de Rudolf Steiner. Ils utilisent la bouse de corne parce qu’ils ont vu les résultats. Cette technique est bon marché et facilement reproductible. Mais faut-il que les paysans acceptent de sortir de la “ logique industrielle ” qu’on leur a imposée depuis plus de cinquante ans. Pour Friedrich Wenz, le XX siècle fut celui de la chimie et le XXI siècle sera celui de la biologie. Et d’affirmer que pour cultiver de manière efficace et durable, la clé, c’est le sol.

À quoi reconnait-on un sol de qualité ? Pour Friedrich Wenz, il y a plusieurs manières d’apprécier la qualité du sol. D’abord, il y a la couleur marron foncé, puis la structure grumeleuse et non compacte. Un sol est très souple lorsqu’il contient beaucoup de racines, notamment ce qu’on appelle des “ racines cheveux ”, qui sont très fines. Cela tient au fait que le seigle n’a pas été nourri artificiellement avec des engrais de synthèse et qu’il a dû se battre pour trouver de la nourriture par son système racinaire. Ensuite, lorsque la terre a une odeur de forêt, ce qui est la preuve que la microbiologie du sol fonctionne à merveille. Quand le sol est en mauvais état, il a une odeur de moisi et pire, de pourri. Enfin, quand on le creuse un peu, on trouve de nombreux vers de terre. En effet, le retour des populations de lombrics représente un signe de la régénérescence des sols qui ont été érodés par les produits chimiques. La bonne nouvelle, c’est que ce processus est assez rapide : en cinq ou six ans, on peut obtenir un sol d’une assez bonne qualité. 

L’expérience de l’institut Rodale.

Alors que la “ secte des animaux-machines et de la nature-guerre ” devenait une “ religion d’État ” qui se mettait à modeler le destin de l’humanité, les travaux de sir Albert Howard (1873-1947), considéré comme le père de l’agriculture biologique contemporaine, inspirèrent une poignée de résistants, qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’organisèrent pour promouvoir l’agriculture “ organique ”. Ce terme qui est apparu en 1940 sous la plume de Lord Walter Northbourne, un disciple de Rudolf Steiner, renvoie à l’interaction complexe mais nécessaire de parties similaires à celles qui constituent les organismes vivants. Aux États-Unis, la figure de proue du combat pour l’agriculture organique fut l’homme d’affaires Jerome Irving Rodale (1898-1971), fervent admirateur d’Albert Howard, au point d’acheter une ferme près d’Allentown, en Pennsylvanie, dès 1940. Jerome Irving Rodale s’est lancé dans la recherche en agriculture biologique pendant la Seconde Guerre mondiale, étant convaincu, comme Albert Howard, que seule une nourriture saine pouvait assurer la santé de la population. En 1947, J.I.Rodale fonde l’institut Rodale, qui représente le premier centre de recherche et de formation en agriculture biologique aux États-Unis. S’appuyant sur les résultats de sa ferme expérimentale, mais aussi sur les écrits de son ami Howard, il publie en 1947, puis, en 1948, deux ouvrages destinés à sensibiliser le grand public aux bienfaits environnementaux et sanitaires de l’agriculture biologique. Mais, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui consacre la victoire de l’agriculture chimique dans les champs du monde, la bataille est rude. “ La période de 1940 à 1978 peut-être considérée comme l’ère de la bipolarité de l’agriculture en deux camps opposés : le biologique et le non-biologique ”note Joseph Heckman dans son article sur l’Histoire de l’agriculture biologique et que, pendant ces années-là, “Le dialogue entre la communauté biologique et l’agriculture conventionnelle était inexistant ”. Ce n’est qu’avec la publication en 1962 du best-seller de Rachel Carson, Le printemps silencieux, qui dénonce pour la première fois le désastre environnemental provoqué par les épandages massifs des pesticides, que la voix des promoteurs de l’agriculture biologique commence à se faire entendre, en Amérique d’abord, puis en Europe. Comme l’explique Marie-Monique Robin dans Notre poison quotidien, l’œuvre de la biologiste américaine conduisit à l’émergence du mouvement écologiste, ainsi qu’à la création de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) au début des années 1970.

En 1980, quelques mois avant le changement de gouvernement, Robert Rodale, le fils de J.I.Rodale, participait à une réunion avec des hommes politiques quand il fut mis au pied du mur : “ Si vous voulez nous convaincre que l’agriculture biologique est capable de nous nourrir, il nous faut des preuves scientifiques ” lui dirent-ils. Robert Rodale décida alors de relever le défi. Il contacte le Dr. Richard Harwood, un agronome qui avait travaillé toute sa vie dans les zones tropicales, notamment pour la fondation Rockefeller, peu suspecté de sympathie pour l’agriculture biologique, puisque c’est elle qui pilota dans les années 1970 la “ révolution verte ” en Asie et en Amérique latine, à grand renfort de semences améliorées, pesticides et engrais chimiques. Robert Rodale avait demandé au Dr.Harwood de créer et de diriger un programme de recherche visant à comparer les résultats de l’agriculture biologique à ceux de l’agriculture conventionnelle. À peine installé à Kutztown, sur la ferme expérimentale du Rodale Institute, le Dr.Harwood a passé presque deux ans à penser et à échanger sur la philosophie et la conception du programme de recherche en question, en consultant la communauté scientifique. Après avoir présenté le projet dans un article du magazine New Farm, plus de 300 scientifiques de tout le pays, mais aussi des agriculteurs, ont fait des suggestions. C’est ainsi qu’est né le Farming Systems Trial (essai sur les systèmes culturaux), un programme unique et le plus ancien du genre en Amérique. Son objectif : comparer les résultats de l’agriculture conventionnelle et biologique pour trois grandes cultures américaines : le soja, le blé et le maïs. Le but était aussi de voir ce qui se passait quand on convertissait des terres conventionnelles à l’agriculture biologique, pour que les paysans aient des données sur cette phase cruciale, qui constitue souvent un frein à la conversion, car elle comporte beaucoup d’inconnues. Pendant “ trente ans ”, ils ont cultivé le soja, le maïs et le blé sur des parcelles conventionnelles et biologiques côte à côte. Dans les parcelles conventionnelles, ils ont reproduit exactement les pratiques des grands producteurs du Midwest, qui utilisent des engrais et des pesticides chimiques, en suivant deux systèmes : le labour ou le non-labour. Dans les parcelles biologiques, ils n’utilisaient pas de produits chimiques et l’apport en azote venait de deux systèmes : le premier, utilise du fumier de bovins, l’autre, des légumineuses qui fixent l’azote de l’atmosphère, avec labour et le non-labour. Donc, pour chaque type de culture, ils avaient six parcelles différentes : deux pour l’agriculture conventionnelle et quatre pour l’agriculture biologique. En 2007, ils ont ajouté des parcelles pour tester les rendements des OGM.

En 2011, l’Institut à publier un rapport pour célébrer les 30 ans du FST. Quels sont les résultats pour les rendements ? Les cinq premières années, correspondant à la période de transition des parcelles cultivées biologiquement, les rendements étaient inférieurs pour les trois cultures, précise Mark Smallwood, qui dirige l’Institut Rodale depuis que le Dr. Harwood a pris sa retraite. Et, selon Smallwood, c’était dû notamment à un problème de mauvaises herbes devenues envahissantes, car le sol n’avait pas encore eu le temps de se restructurer. Ensuite, tout est rentré dans l’ordre et, années après années, les rendements des cultures conventionnelles et biologiques ont été similaires. Les différences étaient si minimes que les scientifiques les considèrent comme négligeables. Excepté pour les périodes de sécheresse, où les rendements des cultures biologiques sont nettement supérieurs à ceux des cultures conventionnelles. Pourtant, l’un des arguments de l’industrie des pesticides, c’est qu’un passage massif au bio entraînera une réduction de 40 % des rendements. Ce n’est tout simplement pas vrai et nous l’avons prouvé et pas sur trois ou cinq ans, mais sur trente ans précise Mark Smallwood.

Au cours de ces 30 ans, nous avons pu constater que, dès qu’il y a un épisode de sécheresse et, c’est malheureusement de plus en plus fréquent, les cultures biologiques résistent beaucoup mieux que les cultures conventionnelles. Et la raison de cette différence, c’est ce qui caractérise l’agriculture biologique, à savoir “ le sol ”. Dans un sol biologique, les plantes libèrent plus d’exsudats, des sécrétions de protéines, de carbo-hydrates et des sucres, qui forment une sorte de colle permettant de maintenir la structure du sol, grâce à l’action des micro-organismes. Cette vie microbiologique agit comme une éponge qui attire l’eau dans la masse racinaire en permettant aux plantes de résister. L’expérience réalisée par Rita Seidel, une biologiste allemande chargée de surveiller les essais en champ de l’Institut Rodale depuis quinze ans, le démontre clairement. Elle avait pris deux échantillons de terre : l’un provenant d’une parcelle cultivée de manière conventionnelle depuis 30 ans et l’autre provenant d’une parcelle biologique. Elle avait plongé  les deux mottes de terre dans un bocal en verre rempli d’eau. Et le résultat avait été effectivement spectaculaire : en quelques minutes à peine, le morceau de terre conventionnelle s’était littéralement effondré, en troublant fortement l’eau, tandis que la motte biologique restait en l’état au milieu d’une eau limpide. On voit très nettement comment la structure du sol conventionnel ne tient pas, commente Rita Seidel : “ Il se défait facilement, l’eau est très trouble, tandis que pour le sol biologique, l’eau est encore claire et la structure originelle du sol se maintient ”. Dans le cas d’une sécheresse, si un peu de pluie est tombée au début de la saison, le sol biologique sera capable de conserver l’eau plus longtemps pour que les plantes s’en servent. À l’inverse, dans le cas de fortes pluies, le sol biologique absorbera l’eau plus rapidement, une capacité que n’aura pas le sol conventionnel : dans ce cas, l’eau va ruisseler à la surface en érodant le sol, polluant les eaux souterraines et de surface avec les herbicides et pesticides qui ont été utilisés.

Quelles sont les conclusions concernant les résultats économiques des deux systèmes ? Mark Smallwood précise que dans le programme de recherche de l’Institut, tous les paramètres liés à la production ont été mesurés scrupuleusement : la consommation d’énergie, d’eau, le temps de travail, etc. Et les résultats sont sans appel : l’agriculture biologique entraîne une réduction de 45 % de la consommation d’énergie et de 40 % d’émission des gaz à effet de serre, car elle n’utilise pas de produits chimiques à base de gaz ou de pétrole. Du point de vue  des revenus nets dégagés par les parcelles, les résultats sont aussi sans équivoque : en moyenne, ils s’élevaient à 558 dollars par acre par ans pour les cultures biologiques, contre 190 dollars pour les cultures conventionnelles. La plus grande différence a été observées pour le blé biologique, dont le revenu moyen était de 835 dollars, contre seulement 27 dollars pour le blé conventionnel, cultivé selon le système de non-labour. Ces résultats sont conformes à ceux présentés dans un recensement national réalisé par le Secrétariat à l’Agriculture, indiquant que les producteurs biologiques avaient un revenu net moyen de 45,000 dollars par an, contre seulement 25,000 dollars pour les producteurs conventionnels. Une expérience québécoise a démontré, qu’en matière de productivité et de revenu, c’est la même réalité avec la production maraîchère biologique. Jean-Martin Fortier et Maude-Hélène Desroches, un couple québécois, ont créé en 2005 une micro-ferme maraîchère bio-intensive,  Les jardins de la Grelinette, située à Saint-Armand dans le sud du Québec. Inspirés par divers projets de culture éco-biologique, ils se sont fixés comme objectif de dégager un revenu annuel de 100,000 dollars et plus. Sans tracteur, sur moins de 1 hectare, la production de 40 cultures différentes a permis de nourrir 200 familles et de réaliser un chiffre d’affaires de 130,000 dollars, ce qui représente une productivité de 162,500 dollars par hectare. Par comparaison, dans les grandes cultures conventionnelles de soya et de maïs, un rendement de 2,500 dollars par hectare est jugé excellent. Ils ont démontré qu’une exploitation biologique intensive sur une petite surface permet non seulement d’être rentable mais aussi prospère, en plus d’avoir une qualité de vie et de répondre en tant que “ fermier de famille ” aux besoins alimentaires de la population.

Donc, si on résume : l’agriculture biologique consomme moins d’énergie, moins d’eau, produit moins de gaz à effet de serre, a des rendements similaires, voire supérieurs lors d’épisodes climatiques extrêmes à l’agriculture conventionnelle et permet de gagner plus d’argent. Il n’y a donc pas à hésiter, c’est vers le bio qu’il faut aller si l’on démarre une exploitation agricole.  

Dans quelle mesure vos résultats sont-ils scientifiquement fiables ? Le FST a été dirigé pendant 30 ans par le Dr.Harwood, qui a été surveillé de très près par la communauté scientifique, qu’il avait d’ailleurs sollicité lors de la création du programme. Ensuite, il a tenu à ce que toutes les données accumulées sur les parcelles soient interprétées par des scientifiques indépendants de l’université Cornell de l’État de New-York. Ces professionnels ont régulièrement publiés les résultats dans des revues scientifiques à comité de lecture comme BioScience. Pour nous, le plus important est de convaincre les paysans de ce pays, qui viennent de plus en plus nombreux lors des journées portes ouvertes ou des formations que nous organisons à L’Institut Rodale. La plupart n’en peuvent plus, car ils ont conscience qu’ils se dirigent droit dans un mur. Pour conclure, Mark Smallwood précise : Si nous voulons nourrir l’humanité au cours des mille cinq cents prochaines années, seule le bio, le permettra. Longévité, régularité, c’est l’avantage du biologique ”.

Nourrir, c’est, bien sûr, fournir des calories et des nutriments, mais également de la saveur, c’est-à-dire du goût. Et lorsque l’on pense au goût, n’est-ce pas la vue et l’odeur d’un bon pain crouté directement sorti du four, qui nous vient à l’esprit ? Un reportage de 2020, du journal La semaine verte de Radio-Canada, a présenté la démarche de Robert Beauchemin, Président de la meunerie artisanale La Milanaise,située à Saint-Jean sur le Richelieu au Québec, qui s’est intéressé au microbiote du blé afin de savoir si celui-ci, détermine les qualités boulangères de ses farines et donc du pain que les humains fabriquent, rappelons-le, depuis près de 12,000 ans. Il a même fait construire dans son usine une boulangerie expérimentale pour tester les qualités de ses farines artisanales provenant de différentes variétés de blé produit au Québec. Fort de ses 35 années d’expérience, le meunier-boulanger avait constaté qu’un blé de même variété, fertilisé avec les mêmes quantités d’azote, donnait des farines aux qualités boulangères variables quand il pousse dans des terroirs différents. Il s’est alors demandé s’il n’y avait pas dans les terroirs un ingrédient négligé qui influence les protéines du blé dont dépend la qualité boulangère de la farine. Il avait également constaté des différences de qualité boulangère entre les blés provenant de l’agriculture conventionnelle et biologique. Plus précisément, il avait remarqué que des blés provenant de l’agriculture biologique qui avaient des taux de protéines égales à ceux provenant de culture conventionnelle, présentaient des comportements boulangers supérieurs. Pour répondre à toutes ces questions, il a fait appel à Étienne Yergeau, microbiologiste des sols et chercheur à l’Institut National de la recherche  Scientifique (INRS), qui s’intéresse particulièrement au microbiote du blé. Comme le précise le chercheur : “ Une plante a autant besoin des bactéries et des champignons qui colonisent ses racines qu’eux- mêmes ont besoin de la plante pour survivre. Autrement dit, une plante c’est l’ensemble que constituent l’hôte et tous les microorganismes qui vivent dans le sol. Il y a un échange entre eux, les microorganismes se nourrissent des sucres fabriqués par le blé et lui fournissent en retour l’azote dont il a besoin pour fabriquer ses protéines, dont le gluten ”. Le microbiologiste procéda alors à une analyse de dizaines d’échantillons de sol afin d’identifier les lignées de bactéries qui donnent les meilleures farines boulangères. De son côté, le meunier-boulanger a testé la performance des blés issus de chacun des champs d’oùprovenaient les échantillons de sol prélevés par le microbiologiste afin d’établir des liens entre ce qui vit dans le sol de ces blés et leurs performances boulangères. De la mise en commun de leurs résultats respectifs, il s’est dégagé la tendance suivante : les blés qui ont présenté les meilleures performances boulangères se sont tous développés dans dessols oùl’activité biologique est élevée. Plus important encore, ces sols renfermaient également une très grande diversité de microorganismes. Et, le microbiologiste d’expliquer  que : Cette diversité de microorganismes permet une nutrition optimale au blé qui lui donne alors une qualité boulangère optimale ”.La recherche a permis d’identifier les groupes de microorganismes qui favorisent l’absorption de l’azote par la plante, ce qui se traduit par une qualité supérieure de protéines au blé, donnant ainsi à la pâte une meilleure ossature. Et, le meunier boulanger d’expliquer que : “ la qualité des protéines du blé permet à la structure de la pâte de tenir assez longtemps la fermentation pour permettre aux saveurs de s’épanouir au maximum ”. Le meunier-boulanger constate clairement que les qualités boulangèresdu blé varient selon le type d’agriculture d’oùil provient : culture intensive, conventionnelle, raisonnée et biologique. Et le chercheur de ne pas être surpris de ce constat, car la rotation des cultures ou le recours aux engrais verts fournissent une plus grande vie dans le sol que la culture intensive ou conventionnelle. Et de conclure, que “ Ce n’est pas de plus d’engrais azotés de synthèse dont le blé a le plus besoin, mais bien des microbes qui assimilent ce qui est déjà dans le sol ”.Cette recherche appliquée met encore en évidence l’importance de soigner le sol plutôt que chercher à nourrir une plante avec des engrais de synthèse, qui de surcroît sont une importante source de pollution environnementale. Et le meunier-boulanger de rappeler que la nature vit de complexité et que respecter et même amplifier cette complexité, amène un plus grand équilibre dans la diversité biologique du sol, dont dépend ultimement la qualité de notre nourriture. Si le pain symbolise l’alliance ultime entre l’homme et la terre, elle prend tout son sens lorsque l’on connaît mieux et prenons soin du microbiote du blé.

Finalement, de quel type d’agriculture avons-nous besoin ?

Une agriculture qui détruit le sol, empoisonne les plantes qui deviennent moins nutritives et intoxiquent les êtres vivants et l’environnement et ce, à un coût économique plus élevé et moins de revenus pour les agriculteurs.

Ou, une agriculture qui nourrit le sol pour que les plantes puissent bien s’y développer afin de fournir une nourriture nutritive et abondante aux êtres vivants, sans polluer et ce, à un faible coût économique et plus de revenus aux agriculteurs.

Le choix est clair, mais qu’est-ce qui déterminera le changement de paradigme : l’intérêt général pour la santé des populations et de l’environnement ou des intérêts financiers particuliers générant dépendance, endettement, disettes, maladies et pollution ?

Lire la suite : Avec ou sans l’aide des organismes vivants : les plantes.


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